Coexister avec l’ours, des pistes pour le futur : le compte-rendu du webinaire JNE/WWF

Cette rencontre, qui a eu lieu le 15 septembre 2021, était animée par Carine Mayo, secrétaire générale des JNE, dans le cadre du projet EuroLargeCarnivores

Compte-rendu rédigé par Caroline Pelé

Les invités étaient :
– Farid Benhammou, professeur de géographie et chercheur associé au laboratoire Ruralités de l’université de Poitiers;
– Alain Reynes, directeur de l’association Pays de l’Ours – Adet, créée en 1991 à l’origine par des élus locaux qui souhaitaient restaurer les populations d’ours et valoriser leur présence par un développement économique durable;
– Patrick Leyrissoux, vice-président coordinateur ours de l’association FERUS ( « ce qui est sauvage » en latin),née en 2003 de la fusion d’ARTUS (association créee en 1989 militant pour la sauvegarde de l’ours brun) et du Groupe Loup France (association lancée en 1993 avec l’apparition des premiers loups sur le territoire français).

Béatrice Jouenne a présenté le projet EuroLargeCarnivores, dont elle est coordinatrice pour le WWF-France. Ce projet européen est développé dans cinq régions prioritaires : les Alpes, les Carpates, la Scandinavie, la Péninsule ibérique et l’Europe centrale. Il a pour objectif de favoriser la coexistence humaine avec les cinq espèces carnivores de la grande faune européenne : le loup, l’ours, le lynx boréal, le lynx ibérique et le glouton. Il s’agit notamment de partager les bonnes pratiques en matière de connaissance et de conservation des grands carnivores. Projet à découvrir ici sur le site EuroLargeCarnivores.

Ce que l’on sait de la population d’ours en France
On fête cette année les 25 ans du retour de l’ours dans les Pyrénées. Farid Benhammou, qui s’intéresse particulièrement à la géopolitique de l’ours brun dans les Pyrénées, nous dit qu’au dernier recensement en 2020, la population était estimée à 64 ours qui se répartissent sur toute la chaine pyrénéenne avec une grosse concentration sur la partie centrale. 2020, année exceptionnelle avec 9 portées répertoriées, s’inscrit dans un contexte dynamique où l’espèce semble se reproduire. Mais on n’est pas encore tiré d’affaire car on n’a pas encore atteint la barre des 50 ours reproducteurs ni la diversité génétique qui pourrait assurer leur viabilité.
Les populations d’ours des Pyrénées sont issues majoritairement d’individus réintroduits en provenance de Slovénie, même si la plupart maintenant sont nés sur le sol pyrénéen. Première réintroduction en 1996/97 avec 2 femelles et 1 mâle. Deuxième en 2006, avec 5 ours lâchés. En 2016, 1 ours réintroduit côté espagnol. Puis 2 femelles lâchées en 2018 en Béarn.
Si on a réintroduit les ours jusqu’en 2018 plutôt dans les Pyrénées centrales que dans le Béarn, leur berceau historique, c’est parce que le contexte de politique publique y était plus favorable selon Farid Benhammou qui évoque des pressions du monde agricole plus fortes en Béarn.
Eléments inquiétants : en 2020, 3 ours ont été éliminés. Les ours sont transfrontaliers et passent de la France à l’Espagne et inversement. Raison pour laquelle deux des ours éliminés l’ont été du côté espagnol en Aragon et en Val d’Aran où on a retrouvé une ourse empoisonnée. Et un jeune ours tué, lui, en juin 2020 en Ariège. Ce qui est intéressant en termes géopolitiques, c’est qu’en Espagne, ils ont mis de gros moyens d’investigations et ont assez rapidement trouvé les coupables grâce à une enquête remarquable alors qu’en France, silence radio !

Prédations et indemnisations
Alain Reynes nous explique que l’ours est une espèce opportuniste au niveau de son régime alimentaire. Si le terrain lui offre plus de végétaux accessibles que de viande, alors il sera plus végétarien que carnivore. Dans les Pyrénées, la disponibilité alimentaire est plutôt végétale, donc l’ours s’adapte ! C’est son adaptation au terrain qui conditionne son régime alimentaire. L’ours devient prédateur quand il a l’occasion de l’être avec les troupeaux pas assez protégés. Les mesures de protection (parc électrique, regroupement de troupeaux, bergers et chiens patous) fonctionnent. Mais si on a berger + regroupement troupeaux sans chiens, ça ne marche pas et si berger + chiens mais sans regroupement, ça ne marche pas non plus. Théoriquement, les élevages doivent cumuler 3 types de mesures de protection, mais dans les faits l’Etat est moins regardant pour indemniser la perte de brebis prédatées par des ours.
Patrick Leyrissoux ajoute que 40 à 50 % des estives n’ont pas de moyens de protection suffisants et facilitent donc une éventuelle prédation par l’ours.
Farid Benhammou explique que le chiffre des prédations attribuées à l’ours semble avoir explosé depuis 2018, avec 1200 ovins prédatés en 2019. A présent, les chiffres sont revenus à la baisse, avec environ 600 pertes déclarées. Mais encore beaucoup plus hauts que les 150 à 200 brebis déclarées lors de la vingtaine d’années précédentes et 10 à 15 fois plus élevés qu’ailleurs en UE, relève Patrick Leyrissoux. Les ours sont-ils devenus des super-prédateurs entretemps ? Le chercheur incrimine plutôt une dérive du système d’indemnisation mis en place par les autorités. Un système plutôt positif au départ pour rembourser plus facilement d’éventuelles victimes et « assurer » le monde agricole contre des dégâts potentiels liés aux ours. Mais cette stratégie a selon lui conforté les opposants au plantigrade, devenu un bouc émissaire pour des prédations qui lui sont imputées trop systématiquement.
Le problème, renchérit Alain Reynes, c’est qu’il n’existe aucune statistique sur la prédation, seulement des chiffres liés à l’indemnisation et ce système augmente l’impression que l’ours est plus prédateur. Le système d’indemnisation devient alors contre-productif et est instrumentalisé. L’ours est présumé coupable pour toute bête qui meurt de cause indéterminée. Pourtant, il est plus facile de voir si un ours est l’auteur d’une prédation qu’un loup par exemple. Mais encore faut-il faire une expertise rapidement, avant que la dépouille ne se détériore ou ne soit abîmée par les charognards. Mais lorsqu’on demande les dossiers d’expertise, la préfecture de l’Ariège refuse de les donner. Nous avons des procédures en cours devant les tribunaux pour avoir accès à ces dossiers.
Patrick Leyrissoux ajoute : « les agents d’expertise sont censés suivre un protocole mais nous avons pu voir différents constats et on a vu qu’ils n’étaient pas compétents. L’ours est présumé coupable si aucun indice ne l’exclut. »

Est-ce le même système de comptage de la prédation de l’ours en Catalogne ?
Alain Reynes explique que l’attitude est différente en Espagne, il n’y a pas le même poids du lobby agricole. Là-bas, les pressions sont moindres, alors qu’en France, on constate des violences, dont des véhicules des agents experts brûlés, des menaces avec armes sur agents assermentés de l’Etat qui avaient fait des constats en bonne et due forme. Farid Benhammou évoque des éleveurs encagoulés, brandissant des armes et appelant à l’élimination de l’ours. Des violences qui ne sont généralement pas poursuivies. Les intervenants s’interrogent sur cette impunité. Selon Farid Benhammou, des consignes sont données pour que ce soit classé sans suite.

Un monde agricole relativement hostile à l’ours
Ce qui amène à la problématique de l’acceptation difficile du retour de l’ours en France. L’association de Patrick Leyrissous, Ferus, a par exemple été empêchée de faire des manifestations de sensibilisation, subissant des pressions et des intimidations.
Selon Farid Benhammou et Alain Reynes, les opposants du monde agricole les plus radicaux à l’ours le font aussi pour des raisons « politiques » : plus ils manifestent leur hostilité à ce carnivore et plus ils se forgent une image de défenseur de la cause des éleveurs, servant ainsi leur promotion au sein des instances agricoles. Se radicaliser sur cette question de l’ours est également un moyen pour eux d’instaurer un rapport de forces et d’obtenir plus de subventions publiques. Car la filière ovine va mal. Et les élus pour apaiser les tensions et n’arrivant pas à régler les problèmes de la filière, cèdent régulièrement des aides supplémentaires. Mais ça ne résout pas la crise des éleveurs tout en entretenant un cercle vicieux.
Alain Reynes fait un rappel historique : dans les années 70, la Politique agricole commune a changé le mode d’élevage dans les Pyrénées. D’un système d’autarcie dans les vallées, on est passé à une intensification de l’élevage avec une pression pour produire massivement de la viande sans réelle plus-value. Mais cette logique de productivité et de grands troupeaux ne peut coexister en montagne avec la présence de l’ours. Sa disparition des Pyrénées avait été vue comme une bénédiction par les éleveurs, pour qui c’était un souci en moins à gérer. Ils ont donc peu apprécié son retour. D’autant que sa réintroduction au début des années 90 a coïncidé avec un virage de la PAC qui est revenue sur sa politique de prix garantis. Un revers qui a précarisé encore plus la filière ovine.
François Moutou, membre des JNE, intervient sur la production de viande ovine : sa consommation a diminué. Le souci n’est pas au niveau des ours. 60 % de cette viande estimportée. Les gens de moins de 35 ans mangent peu de viande ovine. Si c’est une question de génération, il y a des soucis pour la filière. Si les producteurs se contentent de crier à l’ours, au loup ou au lynx, cela ne résoudra pas le problème.
Alain Reynes ajoute : il y a un vrai problème économique. La Nouvelle-Zélande, l’Irlande… produisent surtout de la laine. Les agneaux sont un sous-produit. Ils sont vendus à prix bradés.

Des exemples qui fonctionnent
Alain Reynes, avec son association Pays de l’Ours-Adret, a le double objectif de restaurer la population de l’ours en Pyrénées et de valoriser sa présence au niveau du développement économique. Dans ce cadre, des éleveurs ont accepté de participer à cette valorisation avec par exemple leur production d’agneaux broutards. L’ours bénéficiant d’une image sympathique après du public et représentant un symbole de qualité écologique et environnementale pour les territoires qui l’accueillent, ça a rejailli positivement sur les ventes de viandes. Avec un profit de 50 % supplémentaire sur le kg vendu. Mais l’expérience a été victime d’opposants qui ont mis la pression sur les éleveurs avec insultes, menaces de mort, intimidation d’enfants à l’école, dégradation de véhicules, etc.
Autre initiative intéressante : le FIEP (Fonds d’Intervention Eco-Pastoral) soutient la fabrication par des bergers transhumants de fromage Pé Descaous portant l’empreinte de l’ours.
Patrick Leyrissoux souligne aussi que le retour de l’ours a permis de créer 500 à 600 emplois de bergers salariés, redonnant ainsi de la vigueur au pastoralisme. Les troupeaux sont ainsi mieux surveillés en termes de veille sanitaire. Il affirme aussi que les effectifs ovins sont en hausse et que la filière dégage plus de revenus dans les territoires où les carnassiers sont présents.
Pour Alain Reynes, l’ours joue le rôle d’ambassadeur d’un territoire à haute valeur ajoutée environnementale. L’ours est une espèce « parapluie » dont la protection rejaillit sur l’espace et d’autres espèces. Comme il déambule sur l’ensemble du territoire, du fond des vallées presque jusqu’au sommet, il est essentiel de maintenir partout une qualité d’accueil, de nourriture et de tranquillité.
Farid Benhammou évoque l’exemple de l’Espagne où les pouvoirs publics ont mis en place une politique très volontariste : dialogue avec les mondes élevage et chasse, indemnisations, valorisation et sensibilisation avec les acteurs de la ruralité et les scolaires. On a vu alors des retombées économiques intéressantes sur l’éco-tourisme, dont la hausse des hébergements/ restaurations. Exemple vertueux aussi dans les Asturies où grâce au dialogue et aux efforts financiers, la population d’ours dépasse aujourd’hui les 400 individus.
Il ajoute qu’en France tout n’est pas noir, les indemnisations et financements de clôtures, chiens patou et autres mesures de protections sont positives si elles ne sont pas instrumentalisées.

Les programmes de sensibilisation de l’association FERUS
Parole d’ours : l’association parcourt toute la chaine des Pyrénées pendant 7 semaines l’été pour distribuer de la documentation dans les commerces, faire des enquêtes-questionnaires sur les marchés et sentiers randonnées. Les questions concernent l’acceptation de l’ours et se focalisent sur des points qui peuvent provoquer des réticences, sur sa dangerosité, la cohabitation avec le pastoralisme… Chaque année, entre 550 et 900 personnes sont interrogées. Les réponses montrent un taux d’acceptation stable de 70 à 75 %.
Api’ours  : une sensibilisation auprès des habitants des Pyrénées et propriétaires terriens via des plantations d’arbres et de maintien de l’apiculture sur des terrains publics ou privés. Le programme met en avant le lien entre les arbres, les abeilles et la biodiversité nécessaire à l’existence de l’ours : c’est un cercle vertueux.
Vigie Ours : une formation grand public pour agir contre le braconnage des ours, en apprenant à détecter des indices. rs

Polémique autour de Life Ours
Ce grand projet de protection des ours, financé par l’Union européenne ,devait être validé par Bruxelles ces jours-ci. Nos intervenants l’ont évoqué brièvement pendant le webinaire. Depuis, le préfet d’Occitanie a retiré sa demande de financement provoquant la sidération des associations de défense de l’ours. Et la joie des opposants… Voir ici le papier de francetv.

Que faut-il changer pour améliorer la cohabitation avec l’ours ?
Alain Reynes : Il faut cesser cette instrumentalisation de l’ours. C’est possible avec un peu de bonne volonté. Ce n’est pas un problème de moyens. L’indemnisation coûte environ 500 000 euros par an dans les Pyrénées sur une enveloppe consacrée à l’ours de 9 millions d’euros. Le vrai problème, c’est un problème socio-économique de développement.
Patrick Leyrissoux : il faudrait que l’Etat fasse un peu moins de politique politicienne, qu’il y ait moins d’hypocrisie.
Farid Benhammou : il faudrait davantage de modestie de la part du monde de l’élevage, considérer que dès que l’on fait une activité qui s’insère dans la nature, la nature prélève toujours une part. Il faudrait aussi développer le savoir sur l’ours afin de lui opposer une résistance non violente.

Pour en savoir plus
L’enquête sur les grands carnivores en Europe
Le centre de documentation dédié à l’ours mis en place par Pays de l’ours-Adet
Colloque les 23 et 24 octobre 2021 à Lons-le-Saunier : « Entre mammifères soyons diplomates : Coexistence, cohabitation, partage des territoires »
Le numéro spécial du Courrier de la nature, revue de la SNPN paru en 2018, coordonné par Farid Benhammou et François Moutou : L’ours, défis et reconquête.