Rencontre avec Pablo Fajardo Mendoza, avocat des plaignants dans l’affaire Texaco-Chevron, et Oscar Herrera, représentant des victimes (Equateur)

Depuis près de 20 ans, une succession de procès oppose la compagnie américaine Texaco-Chevron à des habitants touchés par la pollution liée à l’exploitation pétrolière en Equateur. A l’occasion de leur récent passage à Paris, les JNE ont rencontré l’avocat des victimes ainsi que l’un des plaignants. Cet entretien a été réalisé le lundi 16 juin 2014 au siège des JNE.

par Richard Varrault

 

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A gauche, Maître Pablo Fajardo Mendoza, avocat des plaignants, qui défend les victimes de Chevron auprès de plusieurs cours de justice ainsi qu’au Conseil des Droits de l’Homme des  Nations Unies à Genève. A droite, Oscar Herrera, représentant des victimes qui intervient également auprès d’instances nationales et internationales, lors de l’interview au siège des JNE – photo Richard Varrault

 

Q. Vous avez dit « qu’il fallait qu’on les oblige à payer ». Comment allez-vous faire pour que Chevron vous verse les premiers dollars ?

R. Je pense que quelle que soit l’entreprise, même la plus puissante qui soit, celle-ci peut rester dans la légalité. Jusqu’à aujourd’hui, cette société essaie d’échapper à la justice. Comme vous le savez, pour n’importe quel délinquant, on doit le poursuivre jusqu’à l’arrêter. L’entreprise pétrolière Chevron a causé les dégâts les plus importants du monde à l’Amazonie équatorienne. Pour cela, Texaco a été condamné pour ses actes en Equateur. Nous allons faire en sorte que cette entreprise paie les indemnités pour lesquelles elle a été condamnée et nous allons aller dans les pays où Chevron a des actifs. C’est la seule façon de faire afin que la justice soit rendue à la Cour suprême de justice équatorienne qui a condamné Chevron.

Une fois Chevron condamnée en Equateur, nous sommes en train de faire valider les condamnations des autres tribunaux sous d’autres juridictions, par exemple auprès de la Cour suprême du Canada. Ensuite, les biens de Chevron seront saisis au Canada ou dans n’importe quel autre pays dans lequel cette affaire aura été jugée et Chevron condamné.

Actuellement, il y a un procès en Equateur même. Chevron a fait appel de la décision de justice auprès du Conseil d’Etat de l’Equateur. C’est le dernier recours, mais cela n’aura aucun effet parce que l’affaire est déjà jugée.

En même temps, on suit l’exécution du jugement pour s’assurer que les juges agissent concrètement avec ce même ordre d’exécuter la sentence au Canada, en Argentine et au Brésil.

Au Canada, Chevron a gagné le 2e appel et le procès est à laCcour suprême du Canada. En novembre 2014, ce sera jugé et on espère que cette procédure permettra de saisir les biens de Chevron qui dispose de 1 500 milliards de dollars d’actifs au Canada.

L’autre cas, c’est le jugement à la Cour suprême du Brésil qui est attendu. L’autre Cour suprême est en Argentine, et nous attendons que les verdicts deviennent effectifs.

L’Argentine est un peu plus difficile, le pays est plus faible, Chevron peut intervenir auprès des instances judiciaires et le gouvernement argentin est tombé dans ce piège et c’est pour cette raison que c’est plus difficile.

Aux Etats-Unis, une fois qu’il a vu qu’il perdra le procès en Equateur, Chevron a essayé de ramener le jugement dans une cour américaine et il a mis en place une autre stratégie judiciaire en accusant les victimes et les avocats de s’être alliés pour escroquer l’entreprise (loi RICO, Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act, loi relative aux organisations corrompues et sous influence).

Le 4 mars 2014, Lewis Kaplan a jugé que la cour de l’Equateur a commis une faute et rejeté le jugement équatorien. C’est pour cette raison que nous attendons le jugement d’une autre cour de New York pour casser celui de Kaplan, mais il n’est pas sur que le procès aille jusqu’à la Cour suprême des Etats-Unis. En 2011, il y a eu un procès et le juge Kaplan a pris la décision de ne pas faire appliquer la sentence dans n’importe quel autre endroit du monde. Nous savons bien que ce juge n’a aucun pouvoir pour dire ce qui va se passer dans d’autres juridictions ou cour suprême dans le monde. Imaginez un jugement rendu par la Cour suprême de la France ou de l’Angleterre, un juge des Etats-Unis ne peut pas interdire l’exécution d’une sentence. Ce juge, avec son arrogance, pense pouvoir faire cela. Un juge américain ne peut pas interdire les sentences rendues ailleurs. L’affaire est maintenant dans un deuxième circuit judiciaire de New York.

M. Fajardo donne la parole à M. Oscar Herrera, représentant des victimes. (Unión de Afectados por Chevron-Texaco – UDAPT)

Je suis l’une des 30 000 victimes de l’Amazonie équatorienne. Texaco est l’entreprise responsable d’avoir contaminé des rivières, des lacs, des voies d’accès, il a versé du pétrole brut avec ses gros camions sur les voies d’accès, les mêmes que Texaco a créés et utilisées pour exploiter le pétrole. Et avec la pluie, cela a tout contaminé, l’eau, la terre et les gens.

Quand Texaco a quitté sa zone d’exploitation, l’entreprise a tout laissé y compris ses déchets et j’ai travaillé pour brûler ces déchets de pétrole. Les lacs artificiels qui ont été réalisés sans précaution et au lieu de les couvrir avec des bâches spéciales, ils les ont juste recouverts d’un peu de terre. Maintenant, c’est le problème que nous avons pour les maladies et les cancers. Par exemple, la flore et la faune ont disparu et les décès que nous avons eus sont de l’ordre de 15 personnes dans mon petit village et les autres villages sont dans le même cas.

Les gaz et les déchets ont tué tout ce qui volait, petits insectes, papillons. Tous les jours jusqu’à 20 cm d’animaux morts sur le sol : c’est ce que j’ai vu depuis 30 ans que j’habite cette région. On demande des investigations plus précises sur ces problèmes. Des études sont faites par des scientifiques sur les familles et la santé et il y a eu plus de 80 études sur les contaminations qui provoquent des cancers et d’autres maladies ; même les scientifiques payés par Chevron ont conclu qu’il y a des contaminations. Cette liste que montre Oscar, c’est celle des personnes décédées de cancers dans les dernières années et sur une autre liste ce sont des gens malades qui sont souvent jeunes, 18-20 ans. Ces populations font partie de nos amis et de nos familles et ce taux élevé de cancers est préoccupant.

Q. Les personnes touchées par les pollutions pourraient-elles être déplacées ?

R. Dans les 7 dernières années, l’Etat a essayé de déplacer ces populations dans des lieux plus sûrs, mais ce n’est pas suffisant. Dans certains endroits, il y a plus de 100 000 personnes, c’est donc impossible. Nous avons des soutiens extérieurs, mais c’est très faible.

Q. Est-ce que cette situation difficile et tragique est un argument dans la bataille judiciaire contre Chevron ?

R. Chevron est la 2e plus grande entreprise des Etats-Unis et la 7e au monde, elle a un pouvoir économique cinq fois plus important que l’état équatorien ; tout seul, l’Equateur ne peut pas faire face à Chevron, on ne peut pas avoir le monde solidaire avec nous. Ce n’est pas une bataille pour l’Equateur, mais pour toute l’humanité. Le monde doit se rendre compte de ce que l’on est en train de faire avec ce jugement. Que cette grande entreprise n’échappe pas à la justice comme n’importe quelle autre entreprise, qu’elle ne reste pas dans l’impunité.

Dans ce cas, la solidarité internationale et européenne est importante aussi. Chevron a des entreprises ici en France et beaucoup de gens qui mettent des produits dans leur voiture ne savent pas que ces produits viennent d’une société qui ne respecte pas les droits de l’homme et détruit la planète.

Ici, en France, des fonds de retraite publics investissent dans Chevron (voir www.fondsdereserve.fr/fr.ndlr). L’argent des gens honnêtes est investi dans une entreprise criminelle. Et ces personnes ne savent pas que cet argent va dans une entreprise qui ne respecte pas la loi. C’est bien que les gens le sachent. Ensuite, ils pourront retirer leur argent de cette entreprise qui détruit notre planète.

Q. Dans l’histoire pétrolière de l’Equateur, la société nationale, Petroecuador, est intervenue dès le début avec Texaco dans les années 1960. Pensez-vous qu’elle puisse avoir une responsabilité dans la situation actuelle ?

R. On sait que l’industrie a causé des dégâts, mais on ne peut pas les comparer à ceux causés par Chevron. C’est l’équivalent de l’Exxon Valdes en Alaska, de BP dans le golfe du Mexique, de l’Erika en France… Tous ces désastres étaient accidentels, certains de ces accidents auraient pu être évités. Dans le cas de Chevron, ce n’était pas un accident, cette décision était pour faire des profits.

Aujourd’hui, l’activité de Petroecuador n’est pas comparable à ce qu’a fait Texaco ; on ne peut pas dire que PE ne fait pas de dégâts, après il pourrait y avoir un autre jugement contre PE. Il faut être clair, PE ne jette pas les déchets pétroliers dans la forêt, ne fait pas de piscine artificielle pour verser le pétrole, ce que Texaco a fait par exemple. PE ne rejette pas les déchets contaminants de l’eau vers les fleuves et les rivières.

Dans le monde, ce sont les entreprises qui gouvernent. Quand Texaco est arrivé, l’entreprise était obligée de respecter la loi en utilisant les meilleures technologies pour ne pas polluer. Mais Texaco a influencé et corrompu le gouvernement pour qu’il n’y ait pas de contrôle. Il y a des documents qui le montrent. C’est la complicité du gouvernement équatorien (époque de la dictature, ndlr). Texaco a dit pour sa défense qu’il avait respecté l’obligation d’utiliser la meilleure technologie, mais c’est faux. Il y a un livre d’un institut pétrolier des Etats Unis, écrit dans les années 1962 avec un chapitre très spécial qui explique comment on doit traiter les déchets toxiques en les injectant dans le sous-sol pour ne pas contaminer la zone et pour les piscines artificielles on doit poser des isolants (géotextile, ndlr) pour éviter les infiltrations. Il y a des instructions très intéressantes à cette époque là pour ne pas contaminer l’environnement et ce livre donne des leçons dans le monde pour ne pas polluer. Il a été écrit pour les techniciens de Texaco, mais jamais il n’a été appliqué.

Q. Le cabinet d’avocats de Philadelphie Khon, Swift & Graf continue-t-il de vous aider dans vos procès ?

R. C’est un cas que l’on gère depuis plus de 20 ans. Il y a eu de grosses dépenses dans les 15 premières années. Le cabinet a bien financé cette procédure et dans certains procès la dépense a été moins importante.

Mais il faut savoir que Chevron est en train de faire des procès à toutes les personnes ou entreprises qui nous soutiennent, notamment celles qui nous ont donné même 100 $, cela veut dire porter plainte et dire qu’elles sont complices des victimes, ce n’est pas pour l’argent, mais pour bloquer la justice.

J’ai été obligé de faire une autre campagne internationale qui s’intitule « Somos Amazonia » (www.facebook.com/Somos.Amazonia & www.chevrontoxico.com ndlr) pour que les gens nous soutiennent, nous fassent des donations et aussi pour démontrer notre détermination à Chevron. Si Chevron fait cette procédure à tous les donateurs, peut-être qu’on arrivera à un million de personnes ; est-ce que Chevron va faire ces procès à un million de personnes individuellement ? Il cherche à supprimer les fonds qui viennent des donateurs et montrer aux victimes qu’il n’y a plus d’argent pour faire valoir leurs droits. Aujourd’hui que cette campagne est lancée, nous allons voir si nous avons des soutiens dans le monde.

Q. Vous faites ce voyage en Europe dans ce but ?

R. Oui, et aussi pour dénoncer les crimes de Chevron. Demain (17 juin ndlr), il y aura la réunion au Sénat (français, ndlr). La semaine prochaine (du 23 au 30 juin ndlr), ce sera le Conseil des Droits de l’Homme à Genève. On va continuer à dénoncer et à faire connaître les crimes et pouvoir réunir le maximum de personnes pour faire face à cette entreprise. Nous avons aussi des contacts aux Nations Unies pour défendre notre cause.

Q. Pensez-vous qu’un jour il y aura une déclaration du secrétaire général des Nations Unies à propos de ce type de crimes ?

R. Nous nous efforçons de faire avancer un projet de résolution qui obligera les entreprises à répondre et respecter l’environnement et les droits de l’homme. Si vous regardez, il y a de l’impunité pour les entreprises. La Banque Mondiale, le FMI, l’OMC, toutes ces institutions protègent le capital, la finance et le commerce, mais aucune législation ne protège les droits de l’homme et l’environnement. Tout est fait justement pour seulement protéger le capital. Les Nations Unies le savent bien, mais il faut qu’elles agissent. S’il y a des entreprises irresponsables comme Chevron, il est nécessaire qu’il y ait des accords pour faire qu’elles respectent l’environnement et les droits humains. Notre visite aux Nations Unies sert également à contribuer et témoigner dans ce sens.

Q. Le documentaire Crude de l’Américain Joe Berlinger, sorti en 2009, a-t-il influencé favorablement votre combat contre Chevron ?

R. Ce film a beaucoup contribué à faire connaître les crimes de Chevron. Mais le réalisateur a été victime des attaques de Chevron. Il a dû rendre une partie des rushes non utilisés du film. Cela a fait beaucoup de bruit aux Etats-Unis, la situation était compliquée. Les documentaires comme celui-ci servent à donner conscience aux gens. Notre problème est qu’il y a cinq avocats en Equateur, on n’arrive pas à trouver d’avocat alors que Chevron a plus de 2 000 avocats, et avec eux de fortes capacités d’obstruction de la justice, ainsi qu’avec l’argent dont dispose l’entreprise.

Q. Que va-t-il se passer maintenant ? Avez-vous des attentes, des espoirs positifs pour la suite ?

R. Je crois en la justice, je crois dans la lutte du peuple. Je crois qu’on ne peut pas changer les leaders, mais que cela viendra de la réaction sociale, de la base, pour que Chevron paie, nettoie l’Amazonie et indemnise les victimes. Nous sommes à 95 % du jugement, il manque encore 5 %, mais c’est le plus difficile. Il y a des persécutions, des menaces, mais nous allons continuer à attaquer Chevron pour que l’Amazonie soit nettoyée, que le monde connaisse cette affaire et qu’on arrive à exiger le respect de l’environnement.

Transcription des échanges d’après la traduction de M. Claudio Chacha (Fondateur et responsable de « Accion por los Ninos de los Andes »)

Pour en savoir plus, lisez notre historique (ici) et les dernières nouvelles de l’affaire (là).