Madagascar : une biodiversité unique menacée par l’anthropisation massive et le pillage organisé

Voici le compte-rendu très complet d’un voyage à Madagascar effectué par une adhérente des JNE.

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par Annik Schnitzler

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Une île unique
Madagascar est une destination convoitée par de nombreux naturalistes, sensibles aux singularités écologiques et géologiques de cette grande île proche de l’Afrique. Avec une surface de plus de 587 000 km², il s’agit de l’une des plus grandes îles continentales de la planète, détachée du continent africain au cours de la fragmentation du Gondwana il y a 158 millions d’années, puis secondairement du continent indien à laquelle elle restait soudée accolée encore 40 millions d’années. Ce long temps d’isolement l’a écartée des grandes tendances de l’évolution et en a fait, conjointement avec la diversité des sols, des climats et des géoformes, une terre d’endémisme exceptionnel pour la flore et la faune (90 % pour la faune, un des taux les plus élevés du monde).

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Avant l’arrivée de l’homme, Madagascar était ainsi habitée par des espèces très particulières, hautement spécialisées sur de petits territoires et en général inaptes à une concurrence sévère. La plus célèbre est sans conteste l’oiseau éléphant (Aepyornis maximus, famille des Aepyomithyidae), dont l’ancêtre était présent sur l’île avant la séparation du Gondwana. La taille atteinte par cet oiseau coureur herbivore reste l’une des plus élevées connue à ce jour pour un oiseau, avec 3 à 4m de haut, un poids de 440 kg et des œufs de 24 cm. La représentation qui en a été faite indique des pattes massives, de puissantes griffes, un long cou et des plumes brillantes. A Antananarivo, capitale de Madagascar, se trouve un musée d’histoire naturelle, le Parc Botanique et Zoologique de Tsimbazaza, qui abrite l’immense squelette de cet oiseau. En dehors de cet oiseau existaient d’autres oiseaux coureurs (14 taxons de deux familles proches) : comme l’oiseau éléphant, ils ont disparu il y a environ 750 ans, à cause de l’homme.

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En dehors de celles qui ont évolué sur place, l’île s’est enrichie en espèces par le jeu des vents et des cyclones, ainsi que des transports involontaires par les oiseaux à partir de l’Asie. La faune terrestre est aussi arrivée par des radeaux végétaux dérivant dans le canal de Mozambique, dont la distance avec la Tanzanie est de 400 km. Les rudes conditions de survie sur ces radeaux ont favorisé les mammifères et les reptiles sachant se plonger dans une torpeur momentanée, qui limite leur métabolisme durant les saisons très chaudes de l’Afrique, par divers mécanismes physiologiques.

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indri indri, le lémurien le plus plus grand qui existe actuellement sur l’ile, dans les forêts de l’est de Madagascar @ Annik Schnitzler

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Les lémuriens, par exemple, accumulent de la graisse dans leur queue massive : cela leur aurait permis de diminuer leurs dépenses d’énergie durant la traversée, et d’augmenter leurs chances de survivre une fois arrivés sur l’île. Cette adaptation se retrouve sur les carnivores qui ont aussi réussi leur implantation à Madagascar. Le bilan des rescapés est cependant maigre au niveau taxonomique : seuls des ancêtres de quelques familles, appartenant à cinq ordres non volants (actuels Primates, Carnivores, Afrosoricides, Artiodactyles, Rongeurs), ont réussi à s’implanter sur l’ile. Tous sont monophylétiques, ce qui signifie qu’une seule vague de migrations a donné la diversité en espèces actuelles.

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Parmi les divers ordres présents sur l’ile, celui des Primates est certes le plus fascinant. En effet, seuls les lémuriens ont colonisé l’ile. Sans concurrence avec les Simiens, comme cela a été le cas partout ailleurs dans le monde tropical, ils ont pu coloniser tous les habitats de l’île au prix d’une spécialisation poussée. Pas moins de 59 espèces ont été recensées, dont 15 ont disparu avec l’arrivée de l’homme il y a près de 2000 ans.

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La rencontre avec ces animaux étranges, au faciès de souris, et à la longue queue préhensible, et qui sautent à la verticale, est tout simplement inoubliable, autant que d’entendre leurs cris parfois très puissants. On ne peut que regretter la disparition des plus grands de ces lémuriens, d’une taille proche de celle du gorille. l D’autres fossiles seront décrits prochainement grâce à une récente découverte de fossiles de lémuriens et autres espèces, très représentative de la faune qui peuplait Madagascar il y a seulement 1000 ans. Ces fossiles reposaient dans des grottes sous-marines situées dans le sud ouest de l’île dans le parc de Tsimanampesote.

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Les tsingy du Bemaharra : un paysage fait de pitons calcaires entre lesquels émergent des végétaux hautement spécialisés @ Annik Schnitzler

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Une visite à Madagascar ne saurait se passer d’une visite dans les Tsingy, qui sont de vastes formations calcaires karstiques en forme d’aiguilles atteignant jusqu’à 60 mètres de haut. Leur origine remonte à la séparation de l’île de Madagascar de la plaque africaine. Lors de cet événement ,la barrière de corail a été soulevée par le volcanisme, puis soumise à l’érosion. Le plus spectaculaire est sans conteste celui du Bemahara à l’ouest de l’île. Cette grande réserve de 157 000 ha est ouverte à la saison sèche, les routes étant impraticables en saison humide. Le milieu est riche : 90 espèces d’oiseaux, 10 espèces de lémuriens.

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Les Tsingy du Bemaraha, célèbres pour leurs grandes aiguilles grises, sont devenus un parc national, inscrit au Patrimoine Mondial de l’Unesco et une réserve intégrale au nord. Les plantes y subissent un ensoleillement élevé et n’ont guère de sol pour puiser les ions et l’eau indispensables à leur développement. De telles contraintes expliquent la morphologie curieuse de nombreuses espèces (aspect tortueux ou en forme de bouteille), un feuillage caduque ou alors sans aucune feuille, ou des épines. La forêt réduite à quelques bosquets, ainsi que quelques habitants, se niche dans les canyons les plus profonds et les plus humides.

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Ainsi que nous le démontrent les reliques forestières préservées de l’île, la diversité de ces écosystèmes était d’une infinie variété, allant de la forêt très sèche à baobab, voire au bush épineux aux forêts très humides. Une des plus fabuleuses que nous ayons visitée est la forêt sempervirente du parc national de Mantadia à l’est de Antananarivo, qui dévoile une canopée continue hérissée de grands arbres sur 15 000 ha. Aux altitudes les plus élevées, la forêt devient naine comme toutes les forêts du monde à ces altitudes où le ciel est souvent nuageux la journée, et les nuits chaudes.

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Madagascar à l’épreuve des sociétés humaines depuis 2000 ans
Nul n’ignore les effets dévastateurs des impacts anthropiques sur la biodiversité insulaire. Préservée jusqu’au début de l’ère chrétienne, Madagascar a subi, comme toutes les îles du monde, l’expansion fulgurante de l’humanité. De cette confrontation, on ne peut contester la diversité des sociétés malgaches ; en négatif le désastre écologique que ces sociétés locales ont infligé à cette île unique, notamment ces derniers siècles. Les deux guides engagés pour notre voyage (Solofo Rakotondrabesa et Miary Rasoanaivo) de l’été 2015, n’ont pas manqué d’en souligner les impacts dévastateurs.

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Hauts plateaux brûlés à Madagascar @ Annik Schnitzler

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En premier, la déforestation : les forêts qui couvraient 80 % de la surface de l’île il y a quelques millénaires, en sont réduites à moins de 10 %. 200 000 hectares de forêt brûlent chaque année, laissant les montagnes des hauts-plateaux centraux noires à la fin de la saison sèche, et ce en dépit de campagnes de sensibilisation contre les feux de brousse instaurées par les gouvernements successifs. On brûle pour la repousse de l’herbe pour le bétail, par pyromanie, par les voleurs de zébu (pour effacer leurs traces dans la broussaille), aussi tout simplement pour s’amuser les jours de marchés villageois : les gens sont saoûls et allument des feux quand ils rentrent chez eux le soir.

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D’autres personnes enfin brûlent en croyant parce que la fumée dégagée par le feu fera tomber la pluie. Ces feux sont particulièrement intenses à l’approche de la saison des pluies. Dans les parties les plus sinistrées, un espoir cependant : les petits boisements des ravins qu’on peut encore voir cà et là semblent avoir conservé, étonnamment, des espèces natives, qui pourraient être d’utiles sources de recolonisation forestière si les pratiques humaines changeaient.

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Parc national de Mantadia : forêt humide de l’est de Madagascar @ Annik Schnitzler

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Mais la forêt souffre aussi de manière plus pernicieuse de l’étendue de plantations historiques d’espèces exotiques (eucalyptus, pin) qui s’étendent sur les anciens brûlis. La banalité de ces milieux frappe d’autant plus qu’il existe encore, pas très loin de là, quelques milliers d’hectares intacts dans les parcs nationaux et encore riches d’une faune endémique, comme celle du parc national d’Andasibe-Mantadia.

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Quant à la célèbre allée de baobabs (Adansonia grandidieri), qui borde la route de terre entre Morondava et Belon’i Tsiribihina dans la région de Menabe dans l’ouest de Madagascar, elle disparaît lentement en dépit de son statut de protection avec la chute de ces géants multiséculaires, tués par la remontée artificielle des eaux pour la culture du riz.

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« Tout le monde pille Madagascar »
Cette phrase désabusée nous a été maintes fois répétée par Solofo durant notre séjour. En effet, tout aussi grave que les déforestations et les brûlis mais invisibles au touriste, sont les pillages organisés des richesses de l’île : espèces animales endémiques tels que lémuriens, tortues, lézards et geckos, hippocampes, les essences de bois exotiques (bois de rose, palissandre, ébène) et les pierres précieuses dont le sous-sol malgache regorge : saphir, émeraude, rubis, sans oublier l’or dont environ toutes les 2 semaines, les journaux relatent quelques kilos de lingots qui se font « attraper » pour faire diversion dans des doubles-fonds de valises, et à côté des caisses entières de lingots passent dans des conteneurs : ainsi, 2 à 3 tonnes d’or en lingot passeraient les douanes tous les ans sans aucune déclaration.

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Tous ces trafics passent en toute impunité les frontières poreuses de l’île, grâce à l’incurie, voire selon certains, la complicité de certains agents locaux et de personnages hauts placés organisés dans des mafias. Les témoignages nationaux et internationaux sur le pillage des forêts malgaches sont pourtant légion. Le Monde, Arte, les ONG oeuvrant sur place, des journaux malgaches locaux dénoncent régulièrement ces trafics, notamment celui du bois de rose, aux qualités technologiques extraordinaires en termes de densité, auxquelles sont associées une couleur de son cœur d’un étrange rouge virant au noir intense en vieillissant, et d’une odeur délicate proche de celui de la rose. Le bois de rose appartient à trois espèces du genre Dalbergia (Fabacée). Ces petits arbres d’une vingtaine de mètres de hauteur forment les sous étages des forêts sempervirentes de l’Est de Madagascar. Leur croissance très lente les rend vulnérables à l’extinction locale (totale ?) en cas de surexploitation. Leur commerce juteux (un conteneur coûterait entre 500.000 et un million de USD arrivé à destination, et depuis une dizaine d’années, quelque 2000 conteneurs ont quittés l’île clandestinement) détruit des forêts sempervirentes uniques au monde, déjà fortement affectées par la déforestation de l’île. « La ruée vers les précieux troncs au cœur de sang ne laisse pas derrière elle des images de forêts dévastées » (Le Monde, 24 janvier 2015).

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Ces pillages, régulièrement dénoncés en termes violemment accusateurs tels que « criminalité environnementale, massacres, hémorragie des ressources », ne semblent pas être efficaces. Les richesses malgaches continuent à atterrir dans les grandes villes du monde, d’Amsterdam à Paris ou Hong Kong, Dubai ou Pékin, faisant la fortune de truands de tous horizons (Mada News, mai 2015). A l’heure où cet article est écrit, un dernier scandale est dénoncé par l’EIA (Environmental Investigation Agency) à propos du pillage pratiquement légalisé des bois précieux paru sur le net (http://eia-global.org/blog/singapore-releases-30000-logs-of-illegal-malagasy-rosewood). Et pourtant, le bois de rose, comme l’ébène, autre bois précieux surexploité dans ce pays, sont inscrits à l’annexe II de la convention de Washington depuis 2013.

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Concernant d’autres espèces, le magazine Midi Madagasikara révélait le 25 avril 2014 un pillage organisé parmi les tortues endémiques de l’île (soit 5 espèces sur 12). Ces espèces, très recherchées sur le plan international pour la consommation de leur viande, pourraient disparaître d’ici une vingtaine d’années selon le coordinateur du programme « Turtle survival Alliance ».

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Autre exemple plus récent : Tribune.com Madagascar et le journal Le Monde dénoncent de concert, en février 2015, un important trafic d’hippocampes (18 688 hippocampes confisqués par les douanes françaises au cours de ce mois) : « Les animaux, transportés à l’état déshydraté, ont été découverts dans un envoi commercial en provenance de Madagascar et à destination de Hongkong », a précisé la direction des douanes françaises. Leur valeur est estimée à près de 200 000 euros. Les hippocampes sont protégés au titre de la convention de Washington du fait de la destruction de leur habitat et de prélèvements importants sur l’espèce. La pharmacopée traditionnelle de Chine leur prête en effet des vertus thérapeutiques et aphrodisiaques. Le journal dénonce l’absence de contrôles efficaces aux frontières, aussi bien maritimes qu’aériennes. Quant au trafic de bois de rose, il prospère en toute impunité sur le territoire malgache. Selon la même source, « les sociétés civiles estiment à 3000 tonnes le bois de rose embarqué clandestinement. Et 800 autres tonnes seraient en cours d’embarquement du côté de Tanambe-Mananara Nord. Tous ces trafics convergent vers la Chine, aussi bien les bois de rose, les hippocampes que les tortues ».

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L’île de Madagascar regorge d’autres richesses qui peuvent faire l’objet d’autres types de trafics fort lucratifs. Ainsi, le pays est riche en pierres précieuses de diverses variétés, du diamant et de l’émeraude, à l’aigue marine et le cristal de quartz. Un exemple célèbre datant d’une dizaine d’années est celui de la sortie illégale d’un bloc d’émeraude d’une demi-tonne vers l’Asie, et actuellement exposé au salon des pierres précieuses de Hong Kong, sans possibilité de retour, même après une visite officielle du chef de l’Etat malgache du moment Marc Ravalomanana. Durant notre séjour, d’autres extractions illégales nous ont été contées comme celle d’un très gros cristal de roche évalué à une vingtaine de tonnes, trouvé par un habitant dans le nord du pays, et vendu illégalement à une équipe chinoise.

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Le sous-sol malgache recèle aussi d’innombrables sites de découvertes de fossiles d’animaux préhistoriques de grandes valeurs, trouvés, puis pillés par des équipes de « scientifiques » venues de tous horizons ou tout simplement par de simples villageois : ammonites géantes, dinosaures terrestres et volants, mais dont l’unique petit musée archéologique d’Antananarivo n’a jamais vu les couleurs. De telles actions pâlissent l’image de tous les chercheurs honnêtes, malgaches ou non malgaches, qui contribuent à améliorer la connaissance dans l’histoire de l’île et à protéger ses trésors naturels.

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Malgré des promesses renouvelées lors du changement de politique gouvernementale, le gouvernement actuel affaibli de décennies d’instabilité politique, n’arrive pas (ou ne souhaite pas) enrayer les pillages et les dessous de table faits à la police malgache et l’administration judiciaire. Et ce en dépit des efforts des ONG locales ou internationales et des douanes étrangères qui contribuent à ralentir les trafics.

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Face à une situation qui apparaît désespérée, les efforts faits par certains habitants de l’île nous ont profondément touché. En premier, le travail colossal du père Pedro, missionnaire lazariste établi dans la capitale et avec qui nous avons eu l’honneur de discuter. Le père Pedro, d’origine slovène, est fondateur d’une association Akamasoa (qui signifie « les bons amis »), dont l’objectif est de redonner une dignité humaine aux populations les plus pauvres. Ce village a été bâti sur une terre rocheuse mise à disposition par les autorités et une trentaine d’écoles, trois dispensaires, des bibliothèques ont été bâties. Le père Pedro a été sur la liste des nominations pour le prix Nobel de la paix et a reçu pléthore de distinctions et de récompenses.

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En dehors de cette extraordinaire personne, existent de multiples initiatives plus modestes. Tout d’abord les deux guides, qui ne manquaient pas de souligner les problèmes au fur et à mesure que nous avancions dans la connaissance de l’île. Mais aussi d’autres personnes, guides d’un jour dans une réserve, tout aussi impliquées dans la survie de la beauté de leur pays. Ainsi Raymond Rabarisoa, guide écotouristique agréé et fondateur de l’association des guides d’Andasibe Nirina (nirinaraymond@raymond.fr) et que nous avons rencontré lors de notre visite à l’est de l’île. Cette association tente de sauver les dernières reliques forestières des forêts de l’est de la capitale, proche de la forêt protégée de Mantadia avec l’aide de la population locale. Il a aussi été à l’origine de la plantation de 200 000 plants appartenant à 105 espèces natives, afin de créer un corridor forestier de 22 km entre Andasibe et Mantadia. Cette initiative permet de limiter les impacts des invasions d’exotiques sur les paysages de cette région, sinistrée par les déforestations et les plantations de pins et d’eucalyptus.

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A Madagascar, certains ravins conservent des reliques végétales qui pourraient aider à la recolonisation forestière @ Annik Schnitzler

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Ce n’est probablement pas par hasard que Madagascar est devenu à la fois un symbole de biodiversité unique, et de destruction de cette biodiversité sans précédent par l’humanité.

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De toutes les îles du monde, elle semble avoir été celle qui a répondu au plus haut à la poussée créatrice du vivant, et celle qui a le plus souffert de la rapacité des sociétés humaines modernes.

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Pour sauver ce qui reste, il n’est pas souhaitable que l’image de Madagascar soit réduite au premier symbole, celui qui attire les touristes et émerveille les naturalistes et les chercheurs, en jetant un voile pudique sur le reste.

 

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