Visite d’une usine de désalinisation de l’eau de mer et d’une usine de régénération des eaux. Rencontre à l’Agence catalane de l’eau avec son directeur et le secrétaire d’Etat à la Transition écologique. Echanges au siège de l’Association des Journalistes catalans avec des militants écologistes ainsi qu’avec une chercheuse spécialisée dans les politiques de gestion de l’eau. A l’initiative des JNE, le voyage de presse à Barcelone, du 18 au 22 mai 2025, a permis de prendre la mesure des problèmes causés par la trop forte demande en eau et les sécheresses à répétition. Non sans confronter les points de vue et réponses apportées. Entre solutions techniques et réponse systémique à la rareté de la ressource.
par Jean-Claude Noyé
Un immense bâtiment rectangulaire constellé de tuyaux verts ou bleus, alignés en parallèle, qui acheminent l’eau de mer, préalablement filtrée dans quatre autres bâtiments, et en retirent le sel selon le procédé de l’osmose inverse. Au centre de cette installation, une grosse conduite évacue la saumure. On y pénètre avec des bouchons d’oreille pour se protéger du vacarme causé par les pompes activant le va-et-vient d’énormes masses liquides. « Il faut 100 litres d’eau de mer pour obtenir 40 litres d’eau douce rendue consommable après avoir toutefois été reminéralisée. La production maximale de l’usine est de 2000 litres d’eau potable à la seconde et de 60 hm 3 (hectomètres cubes) par an. On était de 10 à 20 % de cette capacité maximale avant les années de sécheresse intense. Mais pendant celles-ci, de 2021 à 2024, on a produit à plein régime pour retarder l’adoption de restrictions et garantir l’accès de l’eau potable aux citoyens », précise Eulalia Hernandez, notre guide, à notre délégation de JNE venue enquêter sur place ce mercredi 21 mai 2025.

Nous sommes dans l’usine de désalinisation d’El Prat de Llobregat. Entrée en service à l’été 2009, près du fleuve Llobregat, non loin de l’aéroport de Barcelone, elle s’étend sur 5 hectares (ce qui en fait la plus grande d’Europe pour l’approvisionnement urbain). Cette usine fournit actuellement 33 % de l’eau potable consommée dans la zone métropolitaine de Barcelone. Considérée comme une unité de pointe, elle reçoit de nombreux visiteurs du monde entier. Et constitue un maillon essentiel de l’action de la Generalitat (le gouvernement) de Catalogne pour contrer un manque d’eau endémique provoqué tant par des sécheresses intenses et répétées (les sécheresses météorologiques) que par une consommation trop importante eu égard aux réserves disponibles (la sécheresse hydrologique). Non sans fragiliser ou assécher les cours d’eau, les aquifères et les réservoirs créés par l’homme.
La désalinisation, une réponse à la sécheresse ?
« La sécheresse a duré 56 mois. En mars 2024, l’église engloutie lors de la création du réservoir artificiel de Sau, qui alimente principalement Barcelone, était entièrement découverte (voir photo en haut de l’article). On était à seulement 14 % de la capacité de stockage et on courait un vrai risque d’arrêt de l’approvisionnement en eau potable », fait valoir José Luis Armenter, le directeur de l’Agence catalane de l’eau (ACA). Et d’expliquer qu’un plan spécial de sécheresse articule désormais 5 niveaux d’alerte, avec des réponses graduées. En cas de crise, il prévoit par exemple une réduction de 25 % des activités industrielles et une consommation totale par habitant et par jour abaissée à 90 litres d’eau, soit 10 litres de moins que la consommation moyenne ordinaire.

« Une consommation basse, à hauteur des recommandations de l’ONU. Les Catalans ont fait de gros efforts. La preuve, leur consommation d’eau individuelle est la même aujourd’hui, avec une population de 8 millions d’habitants, dont 5 millions dans la métropole de Barcelone, que quand nous étions seulement 6 millions », se félicite José Luis Armenter. Toujours en cas de crise, l’effort doit être porté également par les agriculteurs. « Mais, en Espagne comme en France, le monde paysan, très remonté contre le pouvoir politique, a exprimé son mécontentement. Nous l’avons accompagné, avec des mesures financières incitatives, pour remplacer la culture du maïs par celle du tournesol, moins consommatrice d’eau. Au total, 40 000 hectares ont été transformés », explique pour sa part Jordi Sargatal, le secrétaire d’Etat à la Transition écologique, tout en regrettant que ces mesures n’aient été que transitoires, la culture du maïs ayant repris partout droit de cité. Outre les restrictions de la consommation d’eau, le gouvernement catalan, actuellement dirigé par Salvador Illa du Parti socialiste de Catalogne, mise également sur la modulation du régime de débit écologique des cours d’eau (limitation du rejet dans les rivières des eaux retenues par des barrages). Et, surtout, sur « la mobilisation des eaux alternatives ».
Réutiliser les eaux usées après traitement
D’ici à 2029, il est ainsi prévu de doubler la capacité de production d’eau dessalée, passant de 80 à 160 hectomètres cubes par an (hm³/an), avec l’agrandissement de l’usine de désalinisation de Tordera, qui passera de 20 à 80 hm³. Et la construction d’une nouvelle usine de dessalement dans le bassin du Foix (au sud de Barcelone), d’une capacité de production de 20 hm³. Par ailleurs, plus de 80 hm³ ont été réutilisés en 2023 en Catalogne. L’eau récupérée étant obtenue par un traitement complémentaire à une eau déjà épurée via des stations de régénération d’eau. La Catalogne en compte aujourd’hui une quarantaine, dont vingt-quatre sont publiques, avec un débit pouvant atteindre 190 hm³/an. Cette ressource est destinée à des usages environnementaux (rejets écologiques, recharge des nappes phréatiques et entretien des zones humides), industriels (refroidissement des installations), agricoles ou récréatifs (comme l’irrigation des terrains de golf) et municipaux (irrigation des espaces verts, balayage des rues). Et peut aussi, indirectement, servir à la consommation d’eau potable.

Illustration avec l’usine de régénération d’El Prat de Llobregat que notre délégation JNE a également visitée. L’eau de la station d’épuration voisine est prélevée et traitée à travers une série de membranes et de systèmes de filtration lui permettant de prendre en charge 180 000 mètres cubes d’eau par jour. La législation européenne interdisant d’injecter directement dans le réseau public d’approvisionnement l’eau régénérée, une partie de celle-ci est réintroduite à 14 kilomètres en amont dans le fleuve Llobregat, avant d’être à nouveau extraite quelques kilomètres en aval, puis filtrée et envoyée dans le système d’eau potable. Un processus, rare en Europe, censé soutenir aussi les écosystèmes naturels dans les tronçons inférieurs du fleuve.
Enfin, d’autres projets sont sur la table de l’ACA, comme la récupération des eaux grises des stations d’épuration pour les utiliser directement dans les toilettes des habitants. Et la modernisation des canalisations, souvent vétustes et mal entretenues, afin d’éviter une importante perte d’eau. Au total, donc, un vrai effort. Le coût financier des nouvelles infrastructures étant estimé à 2 milliards d’euros, non sans incidences futures sur le prix de l’eau, dont l’augmentation a déjà été de 60 % en 2012, et de 4 % en 2017. Ce qui, de fait, a entraîné une réduction progressive et constante de la consommation d’eau individuelle. Pour résumer la démarche entreprise par la Generalitat de Catalogne, le directeur de l’ACA évoque une inversion de proportion : aujourd’hui les eau utilisées sont à 70 % des eaux naturelles. En 2030, elles seront à 70 % des « eaux alternatives » (non naturelles). Un objectif que résume le slogan : « Demain on pourra se passer de l’eau de pluie ! ».
Préserver la nature et cultiver l’eau
« C’est un non-sens », objecte pour sa part Annelies Broekman, du Centre de Recherche Écologique et d’Applications Forestières (CREAF, un consortium public catalan), spécialisé dans les politiques de gestion de l’eau en contexte de changement climatique. « Songez qu’il pleut en seulement trois jours de pluie sur Barcelone l’équivalent de la production annuelle maximale de l’usine de dessalement d’El Prat !». Se démarquant d’une approche trop techno-solutionniste, la chercheuse observe que les usines de désalinisation sont « une solution temporaire mais pas pérenne à la crise de l’eau ». Et que « la réutilisation des eaux usées coûte trop cher pour l’irrigation des surfaces agricoles ». Elle rappelle l’extrême vulnérabilité au réchauffement climatique du pourtour méditerranéen, en général, et de la Catalogne en particulier, avec une prévision de réduction des précipitations de 20 à 50 % d’ici à 2100.
Raison de plus pour « cultiver l’eau » selon trois axes. Un : protéger les rivières et les aquifères en préservant les écosystèmes. Ce qui suppose entre autres, selon Annelies Broekman, de libérer les fleuves et rivières qui les brident. Exit donc les barrages. Deux : mettre en débat l’évolution des usages de l’eau et s’interroger sur nos besoins en incluant toutes les parties – citoyens, élus, acteurs économiques – de chaque bassin versant. Trois : réfléchir à l’activité économique que nous souhaitons poursuivre sans dépasser les capacités durables des approvisionnements en eau. Restreindre l’agriculture intensive, trop gourmande nonobstant la technique du goutte-à-goutte. Arrêter l’expansion de l’irrigation et promouvoir des petites exploitations extensives et/ou s’inspirer de l’agriculture régénérative. Repenser l’offre touristique (20 millions de touristes en Catalogne en 2024 !). Contraindre les industriels si nécessaire. Autant de pistes suggérées pour une transformation de fond qui, insiste-t-elle, doit nécessairement être discutée et programmée. « Lâcher des activités, ce n’est pas simple et c’est un gros débat. Mais on avance quand même. J’en tiens pour preuve l’expérience de gouvernance partagée de l’eau menée sur 30 communes au nord de Barcelone. Elle inspire d’autres projets dans le delta de l’Ebre avec l’aide de la Generalitat. »
Repenser les usages de l’eau
C’est cette approche systémique que soutiennent également Dante Maschio et Didac Navarro, rencontrés au Col-legi de Périodistes de Catalunya (Association des journalistes de Catalogne). Le premier milite au sein de la plateforme militante Aigua és Vida (L’eau c’est la vie). L’autre est engagé dans Ecologistes en Acció, l’antenne catalane d’Ecologistas en Acción, une confédération de plus de 300 groupes écologistes espagnols. Tous deux dénoncent les contre-effets des solutions techniques. Forte consommation énergétique des usines de traitement des eaux, quand bien même celles-ci misent sur le développement des énergies renouvelables (par exemple, l’usine de régénération d’El Prat utilise de l’électricité produite à 40 % par le biogaz issu sur place des boues de récupération, et veut porter ce chiffre à 80 %). Inquiétudes quand aux impacts négatifs sur la biodiversité des rejets d’importantes quantités de saumure (concentrées en sel et en produits chimiques), a fortiori quand c’est à proximité des usines de désalinisation. Et, peut-être plus préjudiciable encore : laisser croire qu’on peut fabriquer de l’eau à l’infini et qu’il y en a pour tous les usages. « A tort, le gouvernement mise sur une politique de l’offre continue, au détriment d’une politique de la demande visant à restreindre celle-ci », résume Didac Navarro. Et de déplorer l’absence de contraintes réelles sur le secteur touristique, pourtant très « assoiffé ». Ou la non-remise en cause d’un modèle productiviste que résume ce seul chiffre : 8 millions de porcs élevés en Catalogne. Pour sa part, Dante Maschio s’alarme de l’absence de transparence sur la gestion de l’eau et dénonce la part prépondérante qu’occupe le secteur privé dans sa distribution. Ledit secteur n’ayant aucun intérêt à la restreindre, au risque de voir ses bénéfices diminuer. La solution ? Le retour en régie municipale. « Toutes les communes qui l’ont fait s’en félicitent et aucune ne souhaite revenir en arrière », insiste-t-il. Et de regretter l’abandon d’un projet de référendum portant sur la remunicipalisation de l’eau porté par la ville de Barcelone, avec le soutien des habitants. « Le groupe Agbar (Aigues de Barcelona, Eaux de Barcelone), une filiale de Véolia, a tout fait pour l’empêcher, en multipliant les procédures judiciaires et en jouant de son important pouvoir de lobbying ! »
Intérêts privés contre intérêt public. Logique croissanciste contre logique de sobriété. Court-termisme contre anticipation des lendemains difficiles. Captation de la décision publique ou (ré)activation du processus démocratique. Autant d’enjeux qui éclairent les polémiques autour de la gestion de l’eau, une denrée aussi essentielle que désormais rare. Particulièrement touchée, la Catalogne pourrait bien faire figure d’école. Tant pour le meilleur que pour le pire.
Quelques chiffres
– L’agglomération de Barcelone compte 5 millions d’habitants. En 2024, la consommation totale d’eau y était de 350 hectomètres cubes d’eau (350 hm³ : un hm³ d’eau équivaut à un million de mètres cubes, soit un milliard de litres d’eau). Un chiffre à rapporter aux 2785 hm³ consommés dans le même temps dans toute la Catalogne, dont la population totale est de 8 millions d’habitants.
– 160 hm³ d’eau dessalée en 2029 : c’est l’objectif du gouvernement. La sécheresse qui a sévi plusieurs années de suite a boosté la réutilisation des eaux usées. Soit 40 hm³ en 2023.
– 36 petits barrages ont d’ores et déjà été supprimés pour restaurer les écosystèmes.
– L’usine de désalinisation d’El Prat de Llobregat consomme 3,2 kilowatts/heure pour produire un litre d’eau. Sa consommation annuelle est de 195 gigawatts/heure ou 195 millions de kilowatts/heure. (Source : Agence catalane de l’eau)
Photo du haut : engloutie lors de la création du réservoir artificiel de Sau, qui alimente principalement Barcelone, cette église était entièrement découverte au plus fort de la sécheresse, en mars 2024 (notre photo). Depuis, il a plu en Catalogne et l’église est de nouveau sous les eaux © Aloma Masana, Montserrat