Dans le contexte de la rencontre organisée par les JNE le 8 janvier 2026 autour de sa pensée pour le 20e anniversaire de sa mort, nous mettons en ligne sur ce site un ensemble de textes de François Terrasson, en partie inédits. Voici ses réflexions sur les mares.
Une étendue noirâtre, vaseuse, où trempent lourdement des branches pourries. Sur un petit espace, mais suffisant pour évoquer larves et tritons.
Tel est l’archétype de la mare dans l’imagerie mentale. Eau stagnante, elle s’oppose dans la symbolique aux ruissellements clairs et joyeux. L’analyse de la perception et de sa charge émotionnelle est sans aucun doute la porte d’entrée pour l’étude des comportements.
Décrire l’attrait pour la vie foisonnante des mares, ou au contraire la répugnance plus ou moins avouée est un champ immense pour un travail d’éthologie humaine de la nature.
Dans la culture actuelle on peut brièvement caractériser ce nœud de problèmes par quelques lignes directrices :
– la mare fait partie des lieux de dernier choix, soit parce qu’elle est perçue comme marécage négatif, soit parce qu’elle est, pour ceux qui aiment, un trop petit marécage;
– la mare porte des sous-images multiples : mare aux canards pas claire mais bien liquide, abreuvoir des vaches à eau peu troublée, ancienne marnière ou carrière peu à peu envahie par les eaux, petit étang à moitié abandonné aux phragmites, vieux trou d’eau noir, jungle de plantes ancrées dans la boue, etc.;
– la mare fait partie du négatif. Ceux qui la choisissent sont conscients de choisir du négatif par rapport aux critères usuels;
– la mare est un lieu pédagogique reconnu. Toutes sortes de méthodes, de « valises », de documents incitent à ETUDIER la mare;
– la mare est un lieu oublié dont la fonctionnalité a disparu. On ne sait pas très bien où elles sont;
– la mare est le plus souvent œuvre humaine au départ mais perd très rapidement les aspects symboliques de l’intervention de l’homme.
Ces différentes notions s’entrecroisent dans les esprits, y compris lors des descriptions d’écosystèmes. La sociologie et l’ethnologie des sciences montrent à quel point la communication scientifique est un rituel. Analysable et surprenant. L’image scientifique de la mare, même si on l’espère plus exacte que n’importe quel fantasme, est cependant également une image mentale. Prise dans le triangle maléfique des interactions perception-communication-comportement.
S’il est peut-être facile à un physicien ou chimiste de respecter les formes rituelles symboliques de l’objectivité, dès que l’objet de science est le sujet de controverses à forte charge émotionnelle, l’objectivité en principe désirée se résume souvent à de pures apparences. En abordant l’écosystème mare, il serait très surprenant que les idéologies de la nature, contraires et multiples, restent sagement à la porte.
Prendre conscience de cette dose obligatoire de subjectivité pourrait nous aider à connaître les racines sous-jacentes aux complications et conflits.
Cette approche de la question des mares, au-delà de discussions parfois violentes, nous oblige à ne pas appliquer automatiquement les règles obligatoires du discours académique. Mais à DISCUTER SUR LES REGLES SOUS PEINE DE NE RIEN SAISIR DU PROBLEME.
Le premier résultat, prenant l’allure de sacrilège, étant de dire : « quelle est la position philosophique, la conception du monde qui se cache derrière cette donnée scientifique ? ». Ou plus exactement derrière sa présentation, son interprétation. L’orateur confondant allègrement la donnée pure et la mise en scène qu’il en fait. Voici qu’on nous explique que certaines espèces sont indésirables dans la mare. Comme les massettes par exemple. Envahissantes. Opportunistes. Banales.
Que les massettes soient envahissantes c’est sans doute vrai. Mais pas toujours. Pourquoi donc a-t-on oublié de le voir, ou de le dire ?
Cela nous mènerait loin. Qu’est-ce que la notion d’envahissement ? Qui pourrait prouver, diagrammes écosystémiques à l’appui, que le milieu est moins équilibré après qu’avant. Mais la notion d’équilibre ne mérite-t-elle pas qu’on remarque son caractère flirtant avec « harmonie », « balance », « ordre » et…
Quel équilibre aime-t-on et pourquoi ? Il est facile de dissimuler ces questions derrière l’usage d’une des nombreuses formules essayant de mesurer la biodiversité. Voilà aussi que le saule marsault est au banc des accusés. Est-ce mal d’être banal ? Vaudrait-il mieux qu’il soit rarissime pour se voir promu essentiel à la dite biodiversité ? Et pourtant, comptons un peu le nombre d’espèces d’insectes bénéficiant de ses fleurs. Interrogeons les larves de ses vieux bois pourris. Et tous les organismes qui se sentent mieux sous son abri qu’en plein soleil.
La mare est le lieu de projection de nos choix. Il y en a d’autres. Mais la mare, redécouverte et « ne demandant qu’à être réhabilitée », nous propose un site de mise en scène des grandes idées actuelles sur la nature.
– La nature qui a de la valeur doit entrer dans un cadre institutionnel fondée sur l’idée de protection.
– La protection a pour but de construire un bouclier contre l’attaque, mais en aucun cas de faire cesser l’attaque.
– La valeur de la nature est faite d’éléments indépendants de l’homme.
– Ces éléments indépendants de l’humanité doivent cesser de l’être pour faire place à une gestion, étudiée, administrée, financée.
– La nature doit cesser d’évoluer et être figée à un stage bien déterminé.
– Il existe des parties de la nature déclarées « scientifiquement » sans intérêt, d’intérêt moindre, ou au contraire d’intérêt exceptionnel.
Ce que cette analyse idéologique fait ressortir c’est une construction paradoxale et intenable : pour être pleinement elle-même la mare doit être remaniée et tenue à bout de bras par la « gestion conservatoire » après réhabilitation.
Le caractère pervers et impraticable de ces notions n’est pas évident au premier abord. Une gestion des mares a bien existé quand elles servaient à quelque chose. Mais ce qu’on propose ce n’est pas un retour à une fonctionnalité, ni même une nouvelle. ON FERA COMME SI. La production d’espèces animales et végétales déterminées à l’avance comme étant SCIENTIFIQUEMENT CORRECT, une sorte d’élevage et de semi-agriculture, se présente comme étant LE FONCTIONNEMENT NATUREL DE LA NATURE.
Discutons des objectifs. Discutons des motivations. Arrêtons de flirter avec la fraude scientifique pour étayer des choix qui ont d’autres moyens de se justifier. Et qui sont divers, et respectables dans leur diversité. Abandonnons l’illusion du « scientifiquement correct ».
Et en attendant, laissons des mares sans pancartes, sans gestion, et sans comité scientifique, croupir dans les nuits sombres au fond des bois non inventoriés…
Photo : observatoire enterré devant une mare © JF Noblet




