Dans le contexte de la rencontre organisée par les JNE le 8 janvier 2026 autour de sa pensée pour le 20e anniversaire de sa mort, nous mettons en ligne sur ce site un ensemble de textes de François Terrasson, en partie inédits. Voici ses réflexions sur les herpétologistes et autres spécialistes des sciences naturelles.
À notre époque paradoxale, on peut encore trouver des gens qui étudient les sciences naturelles sans se soucier de protection de la nature.
Aux yeux de n’importe quel naturaliste passionné une telle information semble complètement incroyable. Cependant ceux pour qui les espèces ne sont que du « matériel » biologique existent, qu’ils proviennent des forêts ou des savanes, du zoo ou de l’élevage, c’est tout à fait indifférent. À la limite, en cas de disparition on passera à autre chose. Ce qui différencie le conservationniste n’est pas de l’ordre de la compétence scientifique, mais de la sensibilité. Peut-être alors que ceux qui souhaitent voir vivre encore des serpents et des grenouilles au fond des forêts vierges feraient-ils bien de songer à s’étudier eux-mêmes un tout petit peu. Pour savoir où ils en sont par rapport au reste de la société, et même au sein de la communauté scientifique. Ils découvriraient qu’on n’a jamais vu personne se mettre à adorer une espèce rare de Triton sous prétexte qu’elle est rare, jamais transformé un frisson de terreur devant les tortillements de l’Orvet parce qu’on a expliqué qu’il est inoffensif, que ceux qui trouvent ça beau, intéressant, c’est-à-dire eux, batracho, herpéto… etc. sont perçus comme tout à fait spéciaux, voire un brin anormaux.
La place de la nature dans la société, la valeur qu’elle a dans les esprits, les images mentales qui gouvernent les actes et les sensations sont les véritables moteurs qui font qu’en définitive nos animaux préférés se maintiennent ou sont éliminés. Ces domaines sont peu étudiés. Ils réservent des surprises, pas toutes agréables. La société, quelle qu’elle soit, aime bien tenter d’homogénéiser la pensée en diffusant ce qu’on appelle les modèles culturels. Seuls quelques individualistes échappent au modelage culturel qui, inconsciemment nous détermine sur tout : habits, nourriture, mimiques faciales, mais aussi réactivité vis-à-vis de la grenouille, de sa peau lisse un peu gluante, du serpent et de son mouvement saccadé et de son contact imaginé.
Les herpétologistes n’ont pas de chance avec les modèles culturels. Leurs animaux évoquent beaucoup l’organique, le côté « tripes et boyaux » de la nature. Certains, par le milieu marécageux, où ils vivent, en rajoutent. Eaux perçues comme sales, foisonnantes de vie, cachées, putrides, œufs collants, glaireux, ou bien frémissement équivoques dans les broussailles.
Chez nous, modernes citadins occidentaux, un modèle émotionnel inconscient tout à fait permanent malgré son irréalisme nous amène à nous conduire comme si nous étions de purs esprits, désincarnés et quasiment métalliques. Les vases grenouillesques, de ce point de vue, ne sont pas propres. Les bêtes qui y vivent non plus. Ceux qui s’y intéressent et aiment ces bêtes itou. Car ils transgressent le grand tabou. Nous devons faire comme si nous n’étions pas organiques, comme si nous vivions sans assisses biologiques. C’est un credo qui ne souffre pas de discussion et tous les aménagements l’appliquent, pour que nos concitoyens oublient les deux grands problèmes organiques que notre société échoue à gérer : la mort et la sexualité.
Comment peut-on savoir tout cela ? Par l’observation comportementale. L’écoute non sollicitée, le repérage des gestes. Une éthologie humaine face à la nature. On comprendra mieux ensuite la diabolisation des friches, force de la nature en train de mettre de l’incontrôlé organique dans l’ordre humain de plus en plus technocratique.
Et l’amateur de tritons dans tout ça ? Accroupi près de sa mare, entend-il arriver les bulldozers ? Et quand ceux-ci seront passés réalise-t-il que s’ils l’ont évité il ne perd rien pour attendre. Dévalorisé en même temps que le marécage, marginalisé en même temps que le serpent, il verra qu’on ne l’oublie pas. On ne le supportera qu’encagé dans les réserves avec des aumônes financières de plus en plus évanescentes ? Alors, adieu, veaux, vaches, tritons, couvées ?… Certainement pas !
Mais ceci passe par une compréhension approfondie de la société, de ses images et de ses valeurs. Et une action plus passionnelle et plus artistique peut-être que scientifique. Le plus grand risque est de se croire déjà vaincu au lieu d’avoir l’ambition de faire émerger de nouveaux modèles d’aménagements où bulldozers, herpétologues et tritons marcheront main dans la main.
Photo : lézard ocellé d’Oléron © Marie-Do Couturier




