Les JNE ont appris avec tristesse le décès le 6 mai dernier du physicien nucléaire Raymond Sené, co-fondateur du GSIEN (Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire), et animateur depuis près de 50 ans de la Gazette nucléaire, formidable et méconnue source documentaire sur l’industrie atomique.
par Laurent Samuel
Au début des année 1970, la contestation du nucléaire en France dans le milieu scientifique était surtout portée par des biologistes comme Théodore Monod ou Philippe Lebreton, et des mathématiciens regroupés autour du mouvement Survivre, devenu Survivre et Vivre, fondé par trois grandes figures de la discipline : Alexandre Grothendieck, Pierre Samuel (père de l’auteur de ces lignes) et Claude Chevalley. L’information sur le nucléaire faisait l’objet d’un quasi monopole d’EDF et du CEA, que l’APRI (Association pour la protection contre les rayonnements ionisants) du pionnier Jean Pignero tentait vaillamment d’entamer.
L’originalité de la démarche du GSIEN avait alors été de se positionner non pas en opposition a priori à l’atome « pacifique » à l’instar des nombreuses associations et collectifs anti-nucléaires qui avaient essaimé autour des sites des centrales, tels le CSFR (Comité pour la sauvegarde et de la plaine du Rhin) ou Bugey Cobayes (co-fondé par le journaliste de Charlie Hebdo Pierre Fournier, membre de l’AJEPN, aujourd’hui JNE), mais sur le terrain de l’information indépendante, pour contrer celle distillée par EDF et le CEA.
Tous deux physiciens nucléaires de haut niveau, Monique et Raymond Sené travaillaient alors dans un laboratoire de physique de particules situé dans les locaux du Collège de France, ce qui conduisit parfois certains journalistes et militants trop pressés à les présenter comme chercheurs, voire professeurs, au Collège de France… Dès 1975, ils tissent des liens avec la CFDT du nucléaire, autour de l’ingénieur nucléaire Bernard Laponche (qui sera par la suite président de l’AFME, ancêtre de l’ADEME, puis conseiller de Dominique Voynet au ministère de l’Environnement) et de la commission nucléaire des Amis de la Terre, portée par Brice Lalonde, Pierre Samuel et Yves Lenoir. C’est en 1976 que le GSIEN lance la Gazette Nucléaire, toujours publiée 50 ans plus tard avec plus de 300 numéros au compteur ! Cette revue à la présentation austère mais claire se donne entre autres pour mission de diffuser auprès du public des rapports des autorités officielles du nucléaire, longtemps confidentiels, avec les analyses critiques des scientifiques indépendants.
Il n’est donc pas étonnant que Monique et Raymond soient vite devenus des « sources » privilégiées pour les journalistes (JNE ou non) chargés de suivre le domaine de l’énergie. Très offensive face au Pr Pierre Pellerin, directeur inamovible du SCPRI (Service central de protection contre les rayonnements ionisants) et fanatique du nucléaire (à ne pas confondre avec le journaliste naturaliste Pierre Pellerin, fondateur de notre association !)
lors d’un débat le 10 mai 1986 sur TF1 autour des retombées en France de la catastrophe de Tchernobyl, Monique devient une figure reconnue, souvent interviewée dans la presse écrite et audiovisuelle.
Homme discret, chaleureux et doté d’un solide sens de l’humour, Raymond, quant à lui, reste trop souvent dans l’ombre. Mais il est toujours prêt à répondre aux demandes des journalistes, comme quand il accepta au pied levé de participer à un débat sur les conséquences de Tchernobyl dans,les locaux du magazine Ça m’intéresse (où votre serviteur travaillait alors) qu’un journaliste pronucléaire laissé sans surveillance avait concocté avec comme seuls participants… EDF et le CEA. Invité de la dernière heure, Raymond avait débattu ce jour là d’une manière à la fois ferme et courtoise notamment avec François Cogné, directeur de l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), alors rattaché au CEA.
Même si Raymond s’épanchait peu à ce sujet, sa « vocation » de lanceur d’alerte sur les dessous de l’industrie nucléaire lui venait certainement en grande partie de sa présence en mai 1962 dans le Sahara algérien aux lendemains de l’essai nucléaire raté du Béryl. Notre consoeur Emilie Massemin retrace ainsi ce dramatique épisode
sur le site de Reporterre :
Dès le 7 mai, Raymond Sené, âgé de 27 ans et appelé au contingent dans le cadre de la guerre d’Algérie, est arrivé sur place pour participer à des prélèvements et à des mesures de radioactivité. Il y est resté six mois, à opérer sans protection.
« De cette expérience, j’ai gardé une profonde aversion pour la chose militaire », raconta-t-il dans Les Irradiés du Béryl, du chimiste et témoin de l’accident Louis Bulidon. « Il a eu jusqu’au bout cette volonté d’informer sur cette expérience du Hoggar », rapporte ce dernier.
« S’il n’y avait pas eu Raymond pour dépouiller les documents secret-défense, jamais je n’aurais réussi à faire indemniser des malades du Sahara », salue pour sa part Jean-Luc Sans, ancien président de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) — dont Raymond Sené était membre du conseil d’administration. Le nombre d’Algériens et notamment de Touaregs contaminés reste inconnu à ce jour.
On notera que le parti Les Ecologistes-Europe Ecologie-les Verts n’a pas daigné rendre hommage sur son site à l’action de Raymond Sené, contrairement à LFI, Sortir du nucléaire ou encore l’Association française des malades de la thyroïde.
Les JNE adressent leurs condoléances à Monique Sené, à toute la famille et aux proches de Raymond.
Photo : Raymond Sené © DR