De la soi-disant supériorité « biodiversifiante »* des milieux ouverts… – par Jean-Claude Génot

Lors d’un webinaire sur la libre évolution auquel participaient les membres d’une association de protection de la nature, on m’a posé la sempiternelle question du pourquoi prôner la libre évolution alors qu’une prairie a plus de biodiversité qu’une forêt ? Je me souviens avoir répondu par une autre question du genre : comment peut-on croire qu’une prairie a plus de biodiversité qu’une forêt, écosystème le plus complexe qui soit ? Mais à la réflexion, il y a pas mal de choses à dire en réponse à cette question et sur la question elle-même que j’étais incapable de résumer en une phrase le jour du webinaire.

par Jean-Claude Génot **

Ainsi j’aurais pu dire que cette question relève d’une légende qui est répandue au sein de la communauté des gestionnaires de la biodiversité, focalisés principalement sur l’entretien des milieux ouverts. Cette légende, pour ne pas l’appeler contre-vérité, affirme qu’il y a plus de biodiversité dans une prairie que dans une forêt. Est-ce pour justifier leur choix que les gestionnaires se sentent obligés de se raconter de telles histoires ? Car enfin, une prairie est uni-strate quand une forêt est pluri-strate et cette stratification verticale génère une diversité d’espèces que la prairie n’offre pas. Sans parler des arbres dont certains sont des mini-écosystèmes à eux seuls quand ils ont atteint un âge vénérable. Qui plus est, une forêt digne de ce nom est une mosaïque de trouées, de jeunes stades et de parties sénescentes qui offrent des niches écologiques à de très nombreuses espèces. Dans le monde, les forêts abritent 60 000 espèces d’arbres, 80 % des espèces d’amphibiens, 75 % des espèces d’oiseaux et 68 % des espèces de mammifères. François Terrasson aimait à rappeler : « Les végétations puissantes et touffues, les taillis serrés, les broussailles et les jungles restent le refuge majoritaire du plus grand nombre d’espèces et le déclin de celles-ci provient non pas du manque de milieux ouverts, mais de l’extension de ceux-ci sous la pression de l’homme. » Mais de nombreux naturalistes préfèrent une prairie fleurie où virevoltent des papillons en plein soleil à une forêt dense et ombragée où dominent les mousses, les fougères et autres lichens. Sans doute un lointain héritage de la vie dans la savane…

Dans la prairie, l’homme domine la végétation © Jean-Claude Génot

J’aurais pu aussi relever que l’affirmation « la prairie a plus de biodiversité que la forêt » est un abus de langage. Parce que la biodiversité n’est pas mesurable et indénombrable, comme le souligne le chercheur Vincent Devictor. Dans sa volonté de défendre un milieu qu’il apprécie, un naturaliste oublie qu’il est incapable d’en mesurer « la » biodiversité dans son entièreté, notamment celle du sol. Il serait plus rigoureux de dire que pour certaines familles ou certains genres, une prairie est plus diversifiée qu’une forêt, l’inverse étant également le cas pour d’autres familles ou genres. Encore faut-il préciser de quelle prairie on parle, mais aussi de quelle forêt ?

Laissons tomber les prairies engraissées aux engrais ou champs d’herbe et les monocultures de résineux ou champs d’arbres. Ces milieux sont artificialisés à outrance et sont aux antipodes de la nature. Une prairie fleurie sans engrais et fauchée tardivement n’est pas un milieu naturel autonome, mais un pur produit de l’homme, une nature « culturelle », ce qui ne l’empêche pas d’accueillir une faune et une flore diversifiée. Chez nous, seules les pelouses alpines sont des milieux naturels. La forêt a un statut spécial car elle constitue le stade terminal d’évolution naturelle de tous les milieux ouverts d’origine anthropique dans notre pays. Elle s’installe naturellement dès que l’homme cesse de contrarier la succession végétale dans les milieux ouverts. Mais cela se fait par divers stades transitoires, friche herbacée, friche arbustive, jeune boisement spontané et enfin forêt mature, la nature « naturelle » en quelque sorte. Les stades intermédiaires ne sont guère prisés des naturalistes qui y voient une banalisation là où en réalité il y a un foisonnement de vie.

Finalement cette question sur ce que Terrasson nommait « la prétendue supériorité biodiversifiante des milieux ouverts » ne relève pas de la science, mais de la psychologie et de la philosophie de chacun. Quiconque préfère cheminer en milieu ouvert plutôt qu’en milieu couvert a ses raisons : la peur de se perdre en forêt, un cadre de vie bocager agréable ou encore la force de l’habitude. Mais il suffit de voir la fréquentation des massifs forestiers, surtout depuis le confinement, pour se rendre compte que la forêt, même exploitée, symbolise plus la nature qu’un champ de maïs ou des pâturages. La question est différente quand il s’agit du protecteur de la nature. Car comment comprendre ce choix, puisque pour maintenir un milieu secondaire il faut lutter contre l’évolution naturelle ? La prairie fleurie est intéressante, mais cette nature façonnée par l’homme devrait relever d’une agro-écologie mise en œuvre par des agriculteurs respectueux du monde vivant.

Le protecteur de la nature, lui, a bien assez de travail pour sensibiliser au sauvage et convaincre nos contemporains de lâcher prise et de laisser plus de place à la libre évolution. Il y a près de 60 ans, Robert Hainard avait mis en garde sur cette dérive interventionniste de la protection de la nature : « Si la nature sauvage n’est pas son ultime but, je ne vois pas ce qui empêchera la protection de la nature de se résorber dans la culture, l’élevage et le jardinage ». Le monde de la conservation est empêtré dans cette « gestionite », au point que ses adeptes ne voient plus comment faire marche arrière. En devenant des jardiniers d’une certaine biodiversité, les protecteurs de la nature ont perdu de vue l’essence même de la nature, à savoir son caractère sauvage, spontanée, autonome et libre. Ils se rangent ainsi parmi tous ceux pour qui la nature n’existe que si l’humain y met son empreinte, le défaut majeur de la vision anthropocentrique de notre civilisation. La nature n’est pas un patrimoine figé à maintenir en l’état, c’est un potentiel évolutif dynamique qui a juste besoin d’espace et de temps long, ce qui fait son inestimable valeur. Laissons les milieux ouverts devenir des forêts, cela servira à la nature mais aussi aux humains face à un monde changeant.

* Néologisme emprunté à François Terrasson

** Ecologue

Photo en haut : dans la forêt, l’homme est dominé par la végétation © Jean-Claude Génot