Des loups et des hommes – par Michel Sourrouille

A la lumière des données de la démographie, un écrivain JNE, auteur de nombreux livres sur le sujet, nous interpelle sur l’évolution des populations de Canis lupus et d’Homo sapiens.

Déterminons la population minimale viable

Population maximum ou optimum, population limite, état de conservation, capacité de charge du milieu, schéma proie-prédateur et même viabilité d’une espèce, les termes se complètent. On se doute qu’une population de dix individus s’éteint très rapidement et que cent reste trop limité génétiquement. Le concept de MVP (minimum viable population) est issu d’une étude pionnière en écologie de la conservation de Shaffer en 1981. Celui-ci définissait une population minimale viable comme la plus petite population en termes d’effectifs ayant 99 % de chances de se maintenir sur un horizon temporel de 1 000 ans malgré les effets de la stochasticité démographique, environnementale et génétique (1). Il s’agissait essentiellement d’un exercice de probabilités sur les trajectoires de populations données sur des périodes de temps déterminées.

La viabilité démographique représente l’aptitude d’une population à moyen terme (100 ans) « à résister au risque d’extinction ». La viabilité génétique concerne la capacité à s’adapter génétiquement à des conditions d’environnement changeantes à très long terme. Cette notion peut se résumer à la préservation d’un nombre suffisant d’animaux dits génétiquement efficaces. Une revue de la littérature scientifique internationale le situe aux environs de 2500 individus sexuellement matures (donc une population totale encore plus grande).

Un MVP de 500 loups

Les simulations sur l’avenir d’une espèce sont sujettes à controverse et étayent pourtant des discours politiques. Ainsi pour la gestion du nombre de loups en France. L’espèce Canis lupus, revenue en France depuis l’Italie vers 1992, était en 2008 dans un état de conservation favorable dans notre pays, avec 150 individus et quatorze meutes. Des chercheurs ont estimé à 50 femelles l’assurance de ne pas voir l’espèce s’éteindre à moyen terme, à 500 femelles la garantie que l’espèce soit protégée à long terme. Le plan loup adopté en 2018 fixait un « seuil de viabilité démographique » à 500 individus, mais ne considérait pas le nombre de femelles. On pensait que ce chiffre ne serait atteint qu’en 2023. Mais on a déjà dénombré 530 loups en 2019. Une expertise collective de 2017, dirigée par le Muséum national d’histoire naturelle, estimait que le taux global de mortalité des loups devait être maintenu « en dessous de 34 % », faute de quoi la population déclinerait. Or, alors que le plafond de tirs létaux a augmenté, le taux de mortalité a été estimé à 42 % pour la période 2014-2019.

Car pour les éleveurs, le seuil de viabilité est largement dépassé : la population compterait en 2023 un millier d’animaux signalés dans 53 départements. Il semble que la pression exercée par ces mêmes éleveurs sur les pouvoirs publics pour obtenir un plan d’abattage des loups fonctionne… On est passé de 40 loups abattus entre le 1er juillet 2017 et le 30 juin 2018 à 162 en 2022, avec une prévision à 174 en 2023, alors qu’en 2022 le nombre des ovins tués a baissé d’environ 10 % par rapport à l’année précédente. Les organisations agricoles réclament officiellement la suppression du plafond de destruction des loups ainsi que l’équipement des éleveurs et chasseurs en armes équipées de lunettes à visée nocturne. La polémique autour de ce MVP de 500 loups est donc intense. Mais à la fin du XVIIIe siècle, il y avait entre 10 000 et 20 000 loups en France (estimations à partir d’une moyenne de 6000 loups tués annuellement). Le dernier loup français avait été tué en 1940 à Javerlhac.

Un MVP de 300 000 Européens

En France, 1 104 loups en 2023 pour 67 millions d’humains : cherchez l’erreur ! Le problème essentiel n’est pas de savoir si la France peut héberger 500 ou 20 000 loups, le problème est que l’espèce Homo sapiens s’est propagée au détriment de presque toutes les autres. Que diraient les Français si leur taux de mortalité était fixé « juste en dessous de 34 % » et qu’on pouvait tirer à vue le surnombre avec des lunettes à visée nocturne ? Quel est le seuil de viabilité de cette espèce d’hominidé qu’on devrait respecter : environ 500 individus, ou 2500 individus sexuellement matures ? Notez que l’humain et le loup se ressemblent, ils chassent en meute. Ce sont des prédateurs en haut de la chaîne alimentaire qui doivent en conséquence réguler leur population en proportion des ressources à leur disposition.

Le loup limite sa reproduction au seul couple dominant de la meute pour ajuster ses effectifs aux ressources disponibles. Quand les proies se font rares, la meute reste parfois deux ou trois ans sans mises bas. Ce comportement est d’autant plus admirable que le loup, bien qu’intelligent, ne dispose pas de cet outil prospectif unique au monde qu’est le néocortex humain. Un outil en l’occurrence totalement déficient : l’espèce humaine s’avère incapable d’accepter, ou même de discerner une limite à sa propre prolifération. Au contraire, elle a tout fait pour croître et se multiplier. Aujourd’hui, la concurrence des loups n’est qu’une infime fraction des maux que les humains doivent combattre : extinction de la biodiversité, réchauffement climatique, épuisement des ressources fossiles, stress hydrique, etc. Ils l’ont bien cherché, leur nombre devient à la fois invivable et ingérable !

Un retour incertain à la normale

Il y a quelque 12 000 ans en Europe, on comptait environ 300 000 chasseurs-cueilleurs. Nous sommes passés, rien que dans l’Union européenne, à 448 millions. La moyenne mondiale en termes de densité est de 60 hab./km², l’UE arrive à 114 hab./km² (France 123, Royaume Uni 277, Pays Bas 518…). Or 100 hab./km², c’est un carré de seulement 100 mètres de côté pour satisfaire absolument tous les besoins d’un seul individu tout en laissant une place nécessaire à la biodiversité. C’est impossible ! Nous avons dépassé les limites de la planète dans les années 1980. Vu la vitesse avec laquelle nous nous efforçons de détruire ce qu’il nous reste de ressources depuis 20 ans, il est plus que probable qu’une réduction maîtrisée soit désormais hors d’atteinte.

Du point de vue d’un équilibre vraiment durable entre la pression humaine et le milieu naturel, il faudrait retrouver dans un futur très très lointain un niveau de population compatible avec une vie de cueilleurs-chasseurs, laissant à l’exubérance des différentes formes du vivant le droit de s’exprimer pleinement. La liste des bouleversements au cours des 120 siècles à venir est certes inconcevable au regard de ce qui s’est passé de vertigineux au cours de la révolution industrielle, quelque deux siècles seulement et un passage de 1 milliard d’êtres humains en 1800 à 8 milliards depuis novembre 2022. Mais je précise que l’utopie, pour moi, c’est ce qui n’est pas encore réalisé, mais ce qui reste toujours une possibilité.

(1) NDLR : La stochasticité cherche à prendre en compte dans l’étude de l’évolution spatiale et temporelle d’une population, la dimension aléatoire des évènements.

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