Kenneth White ! Et demain ?

Avant une crise écologique généralisée ayant propulsé maints lanceurs d’alerte sur le podium des attentions, il y a eu des élanceurs alertes dans la culture pour nous inviter à vivre autrement notre existence en osmose avec la Terre. Kenneth White, auteur très fécond, en faisait partie. Au point que ceux qui aujourd’hui s’inscrivent dans une démarche de désencombrement de la pensée par une expérience fondamentale du monde, ont toutes chances de se retrouver dans le faisceau ouvert de tout ce qui l’a fait cheminer…

par Bernard Boisson

Si nous notons une certaine distanciation littéraire de Kenneth White avec les alarmes écologiques de notre temps, le propos n’était pas hors de ses discussions privées. Mais il conviendra de penser que son retour au vécu essentiel ne devait pas être mis en diversion des cris d’alarme qui surviennent quand nous sommes coupés de tous liens fondamentaux avec la Nature, le Vivant, et la Terre. D’abord poète, puis essayiste, professeur à la Sorbonne, initiateur du concept de géopoétique comme soubassement d’une théorie pratique, avec un institut portant ce nom ; puis fédérateur international de cette mouvance, Kenneth White, est mort à Trébeurden le 11 août 2023, âgé de 87 ans. Il y résidait avec Marie-Claude, sa femme traductrice de ses œuvres et co-artiste, à Gwenved (le monde blanc). Ainsi avaient-ils nommé leur lieu de vie. Il appelait aussi son bureau « l’atelier atlantique ». Ses funérailles se sont passées dans le Finistère le 16 août à Saint-Thégonnec. Né à Glasgow le 28 avril 1936, il s’installera définitivement en France en 1967 après des études et des allers-retours depuis 1959. Sa période de notoriété se situera dans la suite immédiate des Trente glorieuses, notamment en apparaissant dans l’émission Apostrophes de Bernard Pivot… Tout dernièrement, l’état de sa santé ne lui aura pas permis d’être présent lors des rencontres géopoétiques de Trébeurden portant sur son œuvre, les 15 et 16 juillet 2023. Cet évènement intervint moins d’un mois avant son décès.

Son œuvre est née dans l’inspiration des grands espaces ouverts de l’Ecosse pour se prolonger dans un développement d’érudition à partir de la France. Il trouvera là un cadre moins ostracisant à l’ouverture d’approches littéraires en communauté d’inspirations avec la sienne. Kenneth White est l’homme de la « pérégrination » (mot qui lui est cher), autant dans le paysage que dans la pensée. Ses prédilections expérientielles le lient en premier lieu à « l’espace atlantique ». Son expérience poétique nous ranime dans les perceptions crues du monde, juste avant la tentation de les recouvrir par des interprétations mystiques. En effet, il tendra à s’affranchir de leurs connotations face aux opinions clivantes, elles-mêmes en diversion du vécu initial. Il trouvera au niveau planétaire maints courants poétiques et philosophiques dont l’art de vivre le monde dans son essence première rejoignent en écho le sens infus de ses attirances. D’où un élan pour relier cette universalité pressentie de conscience sous le vocable de « géopoétique ». Ayant nourri de sens et de percepts vivants ce concept, Kenneth White en a fait un véritable courant ouvert à la synergie d’auteurs. Mais définir la géopoétique comme un « art poétique basé sur l’exploration des réalités géographiques » serait seulement situer son cadre. S’ajoute à cela une démarche de désencombrement de l’esprit, retirant de l’expression toute fioriture de langage, toute métaphore, toute enchère esthétisante, toute fantasmagorie ou autres dérivations de l’imaginaire pour simplement nous réveiller dans l’instantanéité de la perception vaste et nue. Les terres qui seront pour lui les plus propices à ce rafraîchissement de l’inspiration sont « les paysages archaïques », les « Finistère » où le BTP et ses aménagements finissent par se taire… Il s’agira de lieux où le grand large retrouve ses prérogatives dans les courants du monde. Nous pourrons goûter aujourd’hui à l’essence de cette démarche telle qu’il l’a directement vécue dans Un monde ouvert, anthologie personnelle publié dans la collection Poésie de Gallimard. A noter aussi que la géopoétique dans son esprit ne tient pas en exclusivité la nature, mais aussi une sorte de naturel soudain dans la perception appréhendant l’humain et l’urbain. Outre sa part intime d’écriture, à noter entre autres, trois essais venant fonder la géopoétique : La Figure du dehors (1982) ; L’Esprit nomade (1987) ; Le Plateau de l’Albatros, introduction à la géopoétique (1994).

On comprend dans un tel parcours le besoin de Kenneth White, né à l’inspiration par sa communion directe aux confins paysagers, de faire des recherches d’antériorités dans la littérature, les arts, les sagesses du monde, et même dans les sciences selon leur manière latente d’être poétique… Il a voulu le faire en s’émancipant de tout militantisme et de toute religiosité ou mythologie mettant en dérivation la connaissance. A ce titre, il est devenu un encyclopédiste transversal des rapports terriens qui fondent l’humain dans le sensible. Dès lors, sa destinée iconoclaste est devenue suffisamment puissante pour soulever la ferveur de ceux qui ont cheminé dans des parcours parallèles.

Cette intention fédératrice s’est vue notamment amorcée dans les Cahiers de la géopoétique. Il y a dans l’esprit de la géopoétique un flash d’éveil sensible à l’égard de la nature qu’on ne retrouve pas dans les arts naturalistes esthétisants plus focussés sur l’observation d’espèces, et reliés aux seuls discours de biodiversité. Il y a aussi dans la géopoétique une forme d’écologie littéraire que l’on sent déficiente dans l’écologie scientifique et politique, dont le langage s’est trop vu réduit au formatage de la communication. Ainsi la géopoétique répond en antidote à une société très acculturée dans la maturation des percepts, et très technocratisée dans les standards habilitant la façon de penser. Pourtant Kenneth White, en tant que passeur entre cultures, a largement contribué à faire connaître des auteurs comme Henry-David Thoreau, Aldo Leopold, Walt Whitman, Gary Snyder, Herman Melville, voire l’approche wilderness de certains poètes beatniks… Ceci avant qu’il soit tendance d’en parler. De même, l’a-t-il fait avec d’autres, notamment lors de rencontres Occident/Orient… La géopoétique répondra prioritairement à l’injonction du poète allemand Hölderlin, d’habiter poétiquement le monde. Aussi avons-nous là, à la clé, un vaste questionnement pour réviser toutes gestions territoriales en regard desquelles nous voyons les professionnels actuels outrageusement acculturés et embarqués dans leurs conditionnements… Dès lors, pourquoi ce courant n’a-t-il pas connu ces dernières années le contrepoint d’essor faisant défaut à nos mentalités ? Il a moins touché les naturalistes et les écologistes qu’il y aurait eu légitimité à l’attendre. On le voit par contre inspirer d’autres catégories plus hétéroclites (géologues, géographes, paysagistes, lettrés…).

Mais comment l’ouverture en brèche de Kenneth White ne nous reviendrait-elle pas demain par d’autres auteurs, tellement nos mentalités et nos manquements collectifs continuent à s’extrapoler dans leurs déséquilibres ? Le penseur Kenneth White est-il mort dans notre sommeil médiatique tandis que le courant souterrain trans-catégoriel dont il s’est fait le révélateur demande une renaissance visionnaire par un foisonnement d’auteurs ? Au-delà de Kenneth White, la géopoétique deviendra-t-elle une inspiration sous d’autres appellations ? Ou bien s’attachera-t-elle formellement aux dires d’un « maître », juste pour marquer un territoire culturel, tandis que Kenneth White se voyait plutôt comme un « anarcho-individualiste » ? La géopoétique pourra-t-elle rappeler les questionnements nécessaires à notre temps, alors que sa mise sous silence serait vivement regrettable ? La magistrale investigation de Kenneth White aura-t-elle ouvert en France un courant universitaire ? Ou bien Kenneth White aura-t-il avant tout créé une université internationale en dehors de l’université française en fondant en 1989 l’Institut international de géopoétique ? Le besoin d’avoir créé un champ universitaire en dehors de l’université est-il en contrecoup d’une mentalité fonctionnaire ostracisée pour maintenir vivante la part créative de la géopoétique ? Comment ces deux champs se répondront-ils demain ? Certes, la presse évènementielle a quelque peu commémoré l’homme dans ses entrefilets. Mais demain qu’en sera-t-il ? Peut-on dire « Kenneth White est mort, vive la géopoétique ! » comme on disait autrefois « le roi est mort, vive le roi ! » ? Ainsi revient ce questionnement incontournable pour les temps à venir…

Car ce qui relève d’une écologie poétique, philosophique, cognitive, phénoménologique, psychologique, artistique, éthique… semble toujours orphelin de représentativités institutionnelles pour soutenir un continuum de maturation entre les générations en donnant une lisibilité sur ses lignes de force !

Il y aurait pourtant là les défenses immunitaires de notre présence au monde, pour outrepasser notre science écologique sans conscience terrienne. Sans poétique, la conscience écologique devient technocratique et disciplinaire et perd le lien vivant avec l’âme des peuples par une mise sous tutelle instrumentalisant l’éco-anxiété. Dans les champs disciplinaires autres, à l’instar de la géopoétique, et maintenus à l’état larvaire, il devient très lassant d’avoir l’impression de « réinventer la roue » tellement dans les médias, nous redémarrons toujours au point mort de la maturation, comme si des prédécesseurs n’avaient jamais travaillé le terrain de l’esprit.

Wikipedia développe une biographie et une bibliographie notoirement étayées sur Kenneth White pour que toute personne voulant débroussailler son cheminement obtienne rapidement des repères. D’où mon sentiment qu’il est moins important de faire doublon dans cet article, alors qu’activer les questions sur la transmission concernant une forme antidote de conscience m’apparaissent autrement plus cruciales.

Kenneth White invité par Jacqueline Kelen, productrice d’émissions à France Culture © André Mathieu

La pensée de Kenneth White devrait être aujourd’hui indispensable dans l’éducation des décideurs de l’art contemporain qui, voulant ne pas être sur la touche par rapport à une conscience écologique montante, n’ont vraiment pas le niveau expérientiel de nature, ni la maturation culturelle pour décider du sort des artistes qui conviendraient à la représentativité des changements de conscience nécessaires. De même, il importe d’avoir des arts de nature, non ramenés aux arts naturalistes venant en simple décoration des discours scientifiques et écologistes ; donc non-déficients en maturation conjointe, autonome et différenciée touchant la dimension existentielle des rapports humain/nature. Un art fondamental de nature ne peut être non plus réductible à une simple créativité opportuniste de communication… Un retour à la nature, fatalement, bouscule les doctes principes de l’art conceptuel, au point que pour ma part, je me risque à enjoindre la nécessité vitale et cruciale d’un art post-contemporain.

On souhaiterait Kenneth White d’être à la géopoétique ce qu’André Breton a été au surréalisme. On note en passant que Kenneth White a adjoint son nom et sa pensée à une centaine d’ouvrages initiés par d’autres auteurs artistes (photographes, etc.). Mais certainement que maints autres auteurs qui auraient pu aussi se relier au courant de la géopoétique, ont eu tellement de mal à trouver les conditions de vie adéquates à leur inspiration qu’une naissance culturelle est passée dans les trous de la passoire. N’en déplaise : ce qui n’a pas été fait reste à faire. C’est quasiment une loi dans la maturation humaine. A l’heure des cassandres du climat et de la biodiversité, ainsi que des apôtres industriels de la transition écologique… on devrait avoir un ministère de la culture rappelé à une vocation de retour aux sources concernant le grand reset qu’il nous incombe d’accomplir dans la dimension existentielle des rapports humain/nature. Quand nous aurons enfin compris le problème dans toute l’ampleur de son enjeu, un Kenneth White ne sera plus vu comme un has been dans la rotative médiatique des renoms, mais comme un précurseur qu’on ne peut omettre dans ce que lui-même appelait « le grand travail » pour renouer avec la Terre…

Il y eut dans la décennie 1980 la Galerie Bellint, boulevard d Sébastopol à Paris, dédiée à l’approche géopoétique

Remerciements à Michel Capmal pour des concertations préliminaires à cet article.

Photo du haut : Kenneth White © André Mathieu