La réserve forestière intégrale du Hengstberg, ou le poids de l’histoire

Située au cœur des Vosges du Nord sur la commune de Reipertswiller (Bas-Rhin), la réserve biologique intégrale (RBI) du Hengstberg n’est pas comme les autres RBI du massif vosgien. Elle doit son originalité à la forte présence du bouleau lié aux évènements de la Seconde Guerre mondiale.

par Jean-Claude Génot (*)

En effet, la colline du Hengstberg (372 m d’altitude) jouxte une zone où des combats se sont déroulés en janvier 1945 entre Américains et Allemands dans le cadre de l’offensive allemande Nordwind. Des peuplements ont été détruits et brûlés par des munitions au phosphore. Après la guerre, certaines parcelles ont été reboisées en épicéas, d’autres ont été laissées en régénération naturelle. Puis des plantations d’épicéas n’ont pas résisté aux scolytes (insectes xylophages) tandis que certains obus ont refait surface et détruit certains boisements.

Un ancien obus de la Seconde Guerre mondiale retrouvé en 2019 dans la RBI du Hengstberg © Jean-Claude Génot

Cette situation particulière a conduit le forestier à laisser faire la nature, ce qui ne lui déplaisait pas en tant qu’amateur de cervidés. C’est ainsi que le bouleau, espèce pionnière, a fait son apparition dès les années 1950. Le bouleau est une espèce que les forestiers avaient la consigne d’éliminer en sylviculture car il était sans intérêt économique. Pourtant, cet arbre fait partie du cycle naturel d’évolution de la forêt tempérée, s’installant dans les trouées. Vers les années 1990, dans le cadre d’une étude sur la mise en place d’un réseau de réserves forestières intégrales dans le Parc naturel régional des Vosges du Nord, ce secteur du Hengstberg m’a été recommandé par un ami forestier et, après une analyse préalable, a été ensuite proposé comme site potentiel pour une réserve intégrale.

C’est ainsi que l’Office National des Forêts a accepté de mettre les forêts spontanées de bouleaux dans une zone plus large de 100 ha (la surface minimale en montagne à cette époque pour constituer une réserve intégrale en forêt domaniale) qui allait constituer la réserve biologique domaniale intégrale du Hengstberg. Outre les séquelles de la Seconde Guerre mondiale qui ont marqué la forêt dans sa composition même, la RBI est jalonnée de vestiges archéologiques comme l’ensemble du massif forestier des Vosges du Nord. Sur le plateau du Hengstberg, on peut observer les restes de tombes de soldats romains selon des archéologues locaux. Dans un vallon, ce que l’on pouvait prendre pour un chemin s’est avéré être un couloir d’extraction de minerai de fer datant de la période médiévale, en lien avec un château situé non loin de là. Des pierres de grès contenant du minerai témoignent de cette ancienne exploitation, ainsi que les restes des fondations de certains bâtiments. Enfin, en lisière de la RBI, se trouve une carrière datant du néolithique. Les forêts cachent d’innombrables trésors archéologiques que seuls les spécialistes savent détecter. Les plus récents comme les blockhaus de la ligne Maginot parsèment les Vosges du Nord et sont plus faciles à observer. De très nombreuses forêts ne sont pas anciennes au sens d’une très longue permanence de l’état boisé, qu’elles aient été défrichées à la période gallo-romaine ou médiévale. Cela se voit au travers de la flore liée aux anciennes pratiques d’élevage et de cultures comme la petite pervenche ou l’ortie ainsi que certaines plantes médicinales autour des ruines de châteaux-forts.

La forêt des Vosges du Nord a été tellement modifiée en composition et en structure par les forestiers qu’il est quasiment impossible de trouver 100 ha avec uniquement de la hêtraie, la forêt naturelle des basses Vosges gréseuses. Ainsi la RBI ne fait pas exception puisque la hêtraie n’y représente que 31 % en surface (1). Les 12 % de bouleau soulignent bien le caractère exceptionnel de cette forêt. Parmi les autres espèces : 12 % d’épicéa, espèce allochtone, et 29 % de pin sylvestre, espèce autochtone mais plantée massivement dès le XVIIIe siècle pour répondre aux besoins de l’industrie minière et remplacer les hêtraies surexploitées par les forges et les verreries ainsi que pour la fabrication de charbon de bois. Les 12 % de chêne sessile, espèce autochtone, ont une origine humaine comme pour le pin sylvestre.

La bétulaie cède progressivement la place au hêtre comme en témoignent les bouleaux morts couverts de polypores © Jean-Claude Génot

La RBI est composée majoritairement de jeunes arbres avec seulement 2 % d’arbres de plus de 70 cm de diamètre. Le bois mort était peu présent il y a une vingtaine d’années. Depuis, entre les arbres renversés par le vent ou chablis et les sécheresses des dernières années, le phénomène de dépérissement s’est accentué.

Dans la RBI du Hengstberg, une plantation d’épicéas attaquée par les scolytes, eux-mêmes favorisés par les sécheresses © Jean-Claude Génot

Ainsi des plantations d’épicéas sont entièrement sèches, victimes des scolytes. Sur un versant de la RBI au sol très acide, des hêtres de taille moyenne sont morts. Mais ce sont les bouleaux âgés maintenant d’environ 70 ans qui permettent d’observer l’évolution la plus intéressante de cette RBI. En effet, une forêt de bouleaux est claire et laisse passer suffisamment de lumière pour avoir une flore herbacée au sol, mais aussi des arbres moins tolérants à l’ombre comme l’alisier, le pin sylvestre ou le chêne sessile. Ces arbres apprécient la litière des bouleaux, riche en nutriments. Il y a 20 ans, cette zone des bouleaux alors âgés de 50 ans a été étudiée par Annik Schnitzler de l’université de Metz (2). Cette chercheuse a montré, en étudiant l’architecture des arbres, comment le hêtre pousse et prend progressivement la place des bouleaux au niveau de la canopée. Elle avait prévu que lorsque les bouleaux entreront en sénescence à environ 80 ans, c’est le hêtre qui dominera cette partie de la forêt. Et c’est exactement ce qui est en train de se passer aujourd’hui, alors que les bouleaux sont âgés de 70 ans et que certains sont couverts de polypores, indicateurs de la décomposition des arbres. Dans une forêt exploitée, le cycle d’évolution naturelle de la forêt (ou cycle sylvi-genétique) est raccourci et le forestier accélère la régénération naturelle sans passer par la phase des colonisateurs alors qu’ils jouent un rôle protecteur et améliorateur du sol indéniable. Il existe un lieu très démonstratif sur la libre évolution dans cette RBI : une ancienne prairie aménagée pour les cervidés (cerfs, chevreuils). Abandonnée depuis plus d’une vingtaine d’années, cette prairie est aujourd’hui couverte de genêts à balais, de ronces, de bouleaux et de hêtres, taillés par le cerf mais qui poussent malgré tout.

Une prairie cynégétique qui se reboise naturellement dans la RBI du Hengstberg © Jean-Claude Génot

La RBI du Hengstberg est certes jeune avec un peu plus de 20 années de libre évolution, mais cela suffit pour illustrer le phénomène de sylvi-genèse avec la transition du bouleau vers le hêtre ou encore une succession de la prairie vers la forêt. Elle est composée majoritairement d’arbres jeunes, mais malgré cela, elle abrite 5 espèces de coléoptères saproxyliques (qui se nourrissent de bois mort) relictes des forêts primaires d’Europe centrale (3), ainsi que 9 espèces de chauves-souris qui ont besoin d’arbres à cavités dont deux sont inscrites à l’annexe II de la directive habitats : la barbastelle et le grand murin (4). La naturalité d’une forêt est définie par son intégrité biophysique, la spontanéité de ses processus dynamiques et sa continuité spatio-temporelle. Il est donc possible de mesurer le degré de naturalité d’une forêt grâce à des paramètres fiables comme l’indigénat des espèces animales et végétales, l’hétérogénéité verticale du couvert (les diverses strates), l’hétérogénéité horizontale du couvert (les différents stades de la forêt de la trouée à l’effondrement), la diversité des classes de diamètre, le volume de bois mort et les types de bois mort (debout, au sol, grandes dimensions), l’abondance des très gros arbres, les dendro-micro-habitats ou DMH (cavités, champignons, décollement d’écorce) (5). Au regard de ces indicateurs, la RBI du Hengstberg a un faible degré de naturalité. En effet, on y trouve des espèces allochtones (épicéa, douglas, mélèze), une plante exotique à caractère envahissant (raisin d’Amérique), peu de strates verticales, une séparation des classes de diamètre due à la futaie régulière (un âge par parcelle), un faible volume de bois mort et pas de très gros bois morts, peu de très gros arbres vivants, et donc peu de DMH compte tenu de la faible représentation des vieux peuplements. A cela il faut ajouter une fragmentation spatiale liée à un chemin forestier qui traverse la RBI du nord au sud et qui a été élargi très récemment. Pour ce qui concerne une éventuelle fragmentation temporelle, la RBI est une ancienne forêt comme l’atteste la carte de Cassini établie au XVIIIe siècle. Malgré une vingtaine d’années de libre évolution, la RBI présente déjà un intérêt écologique et pédagogique avec notamment cette transition entre le bouleau et le hêtre. Son intérêt écologique se renforcera dans les décennies à venir avec le vieillissement des arbres. Son intérêt scientifique et pédagogique s’exprimera très vite dans le contexte du réchauffement climatique car la RBI permettra de comparer ses peuplements de hêtres à canopée dense avec ceux des forêts voisines soumises à de fortes éclaircies par la sylviculture, ce qui les fragilise face aux sécheresses. Enfin, cette réserve à caractère écologique ne fera probablement pas oublier son origine historique comme en témoignent les obus retrouvés régulièrement en forêt, dont certains ont déjà provoqués des départs de feux.

(*) Ecologue

(1) Oger S. 2012. Inventaire des chiroptères. Réserve biologique intégrale Hengstberg. ONF. Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie. Rapport. 22 p.

(2) Schnitzler A. & Closset D. 2003. Forest dynamics in unexploited birch (Betula pendula) stands in
 the Vosges (France) : structure, architecture and light patterns. Forest Ecology and Management 183 (2003) 205–220.

(3) Fuchs L. 2022. Echantillonnage des coléoptères saproxyliques en forêt domaniale d’Ingwiller (F-67). Réserve biologique intégrale du Hengstberg. Rapport final. 53 p.

(4) Voir note 3.

(5) Gosselin F. Génot J.-C. et Lachat T. 2021. Libre évolution et naturalité en forêt : définitions et métriques associées. Rev. For. Fr. LXXIII : 115-136. doi : 10 .20870/revforfr.2021.5464

 

Photo du haut : les gros hêtres sont rares dans la Réserve biologique intégrale (RBI) du Hengstberg, au coeur des Vosges du nord © Jean-Claude Génot