Souveraineté alimentaire : deux visions opposées du monde pour un même concept – par Pierre Grillet

La Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et le gouvernement mettent en avant la « souveraineté alimentaire », revenant selon eux à produire encore plus et exporter toujours davantage. Or, ce concept de « souveraineté alimentaire » est prôné de longue date par des organisations comme Via Campesina ou la Confédération paysanne, mais avec un sens radicalement différent : donner la priorité à la production agricole locale pour nourrir la population.

par Pierre Grillet

Le 30 mars 2023, au bord du lac de Serre-Ponçon et sous les huées des manifestants venus l’accueillir, Emmanuel Macron nous explique qu’Il faudrait des bassines pour garantir notre souveraineté alimentaire. En parfait accord avec la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), aucun effort particulier ne sera demandé aux agriculteurs concernant les usages de l’eau. Pendant ce temps, le puissant syndicat agricole change de Président et met à sa tête un « champion » de l’agro-industrie, Monsieur Arnaud Rousseau, gros céréalier et PDG du fameux groupe Avril (autrefois dirigé par Monsieur Beulin, lui-même, en son temps, alors Président de ce puissant syndicat). Un beau message envoyé aux Français : on continue à fond dans l’agriculture industrielle jusqu’au mur.

Encore une fois, aucun changement à prévoir dans les prochaines années, sauf catastrophe. Pour la FNSEA et le Président, la souveraineté alimentaire (le ministère lui-même se nomme « ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire ») consiste à produire encore plus et exporter toujours davantage.

À l’heure où la FAO (Organisation des Nations-Unies pour l’agriculture et l’alimentation) affirme que : « l’élimination de la faim et de la pauvreté, tout comme l’utilisation durable des ressources et des services rendus par l’environnement, dépendent dans une large mesure de la façon dont les personnes, les communautés et les autres acteurs accèdent aux terres […]. Les moyens de subsistance de la plupart d’entre eux, en particulier des ruraux pauvres, dépendent de leur aptitude à accéder de façon sûre et équitable à ces ressources et à en assurer la maîtrise » (1), il serait intéressant de définir ce qu’est réellement la souveraineté alimentaire. D’où vient cette expression ? De quoi parlons-nous ? De quoi parle Emmanuel Macron ?

C’est en Amérique centrale que le concept serait apparu dans les années 1980, porté par des paysans inquiets en raison de l’accroissement des importations alimentaires dans leurs pays. Depuis 1996, c’est le syndicat paysan international Via Campesina qui le porte et le défend comme une alternative aux politiques néolibérales. Il désigne un droit que devrait avoir chaque État de décider de ses propres politiques agricoles en y associant ses populations, sans affecter les autres États. Pour la Via Campesina, « la souveraineté alimentaire est un concept très large développé par des paysans, par la société civile et par des mouvements sociaux eux-mêmes. Ça va beaucoup plus loin que l’autosuffisance alimentaire, ça parle aussi de comment la nourriture est produite, de qui la produit ».

À l’inverse des politiques néolibérales qui donnent la priorité au commerce international et non à une alimentation de qualité pour la totalité de la population, la Confédération paysanne précise au sujet de la souveraineté alimentaire, la nécessité de prioriser la production agricole locale pour nourrir la population, faciliter, voire redonner l’accès des paysan(ne)s et des sans-terre à la terre, à l’eau, aux semences, au crédit. D’où la nécessité de lutter contre les OGM et conduire des réformes agraires, préserver le libre accès aux semences et utiliser l’eau comme un bien public à répartir durablement. Elle respecte également le droit des paysan(ne)s à produire des aliments et le droit des consommateurs de décider des aliments qu’ils veulent consommer, de qui les produit et comment. Ainsi, les États s’engagent pour une production paysanne durable, maîtrisent la production sur le marché intérieur pour éviter des excédents structurels et impliquent les populations dans les choix de la politique agricole. « La souveraineté alimentaire n’est pas un nouveau marché pour l’agro-industrie. Elle ne réduit pas l’alimentation à une marchandise et elle est plus qu’un mode de gestion du besoin en nourriture de la population. Elle est un processus démocratique pensé et initié collectivement. Elle permet de reprendre en main notre alimentation et de définir ensemble comment notre nourriture sera produite, transformée et distribuée, ainsi que de déterminer ses conséquences sur nos territoires, notre santé, notre environnement, nos emplois et le climat » (2).

Pour les paysan.ne.s, c’est le droit de produire sur le long terme sans se ruiner et sans épuiser les terres agricoles. Pour la population, c’est le droit de conserver ses habitudes alimentaires, de manger des produits locaux sans être obligé de remplir son assiette de nourriture produite par l’industrie agro-alimentaire et de participer aux choix de production. La Via Campesina insiste également : « La souveraineté alimentaire n’est pas que technique, c’est aussi une philosophie de vie ». « Elle définit les principes autour desquels nous organisons notre vie quotidienne et coexistons avec la Terre-Mère. C’est une célébration de la vie et de toute la diversité qui nous entoure. Elle embrasse chaque élément de notre cosmos ; le ciel au-dessus de nos têtes, la terre sous nos pieds, l’air que nous respirons, les forêts, les montagnes, les vallées, les fermes, les océans, les rivières et les étangs. Elle reconnaît et protège l’interdépendance entre les millions d’espèces qui partagent cette maison avec nous ».

Lorsque Julien Denormandie, alors qu’il était ministre de l’Agriculture sous la première présidence d’Emmanuel Macron, disait lors d’un congrès de la FNSEA : « La souveraineté alimentaire guide ma vision politique », on peut fortement douter que sa « vision » correspondait aux définitions portées par la Via Campesina et la Confédération paysanne…

La vision de la FNSEA au sujet de la souveraineté alimentaire, tout comme celle du gouvernement, est bien différente. Bien entendu, elle met en avant « l’accès à une alimentation en quantité et en qualité suffisantes pour toute la population », mais si la notion de « qualité » est très relative, la souveraineté alimentaire doit aussi s’inscrire pleinement dans le « jeu du commerce international ». C’est également « affirmer que notre agriculture participe à fournir des denrées aux pays qui n’ont pas la chance d’avoir une production suffisante et diversifiée sur leur sol » (3). Ainsi, la FNSEA vante la performance exportatrice de l’agriculture française, considère que la France doit produire et exporter encore plus avec l’aide de la chimie et d’engins de plus en plus monstrueux et inclut ces principes dans la souveraineté alimentaire. Dans un tel contexte, l’innovation et la technique sont au premier plan des moteurs de croissance et la capacité des citoyens à participer aux choix des modes de productions dont ils ont réellement besoin est totalement niée.

Deux visions opposées du monde pour un même concept. Là encore, on voit bien qu’il ne suffit pas de prononcer des mots à la mode, mais qu’il est indispensable d’en saisir le véritable fondement.

Non, Monsieur Macron, les bassines ne sont pas nécessaires. Il ne s’agit pas de nourrir le monde (selon la FAO, on produit déjà beaucoup plus de nourriture que nécessaire pour nourrir le monde, pourtant des millions de gens ne mangent pas à leur faim et plus de 70 % d’entre eux sont des petits paysans…) (4), mais bien de permettre à tous les petits paysans sur la planète de produire correctement. En revanche, il est urgent d’établir pour notre pays un plan permettant l’émergence d’une autre agriculture plus paysanne et parfaitement capable de nourrir la population avec de bons produits. Ceci sans repli sur soi et sans volonté identitaire qui font le jeu de cette « Nouvelle droite » qui se voudrait écolo et fascisante conduite par Alain de Benoist. Échangeons avec les peuples du monde sans les contraintes capitalistes. Mettons en place une véritable sécurité sociale de l’alimentation, comme le suggère à juste titre et de manière très documentée le Réseau salariat créé par Bernard Friot et quelques-uns de ses collègues, afin de mettre la bonne nourriture à portée de tout le monde tout en assurant des débouchés réguliers pour les producteurs. Retirons tout l’argent mis dans les bassines et dans les retenues de montagne pour la neige artificielle et consacrons-le à un tel plan. Il y a devant nous un travail gigantesque mais ô combien réjouissant. Tout le monde ne s’en portera que mieux !

(1) Alahyane, Said. 2017. « La souveraineté alimentaire ou le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes », Politique étrangère, vol. , no. 3, pp. 167-177.
(2) Extrait du site de la Confédération paysanne : « La vérité sur la souveraineté alimentaire ».
(3) FNSEA. « Manifeste pour une souveraineté alimentaire solidaire ».
(4) Silvia Perez Vitoria. Manifeste pour un XXIe siècle paysan. Editions Actes Sud, 2015.
(5) Réseau salariat est une association d’éducation populaire radicalement post-capitaliste, qui élabore un projet de société émancipateur à partir du déjà-là des conquêtes sociales, en particulier le régime général de Sécurité Sociale.

Image du haut : affiche de la Confédération paysanne