Sortir de l’anthropocène, une nécessité vitale : une rencontre JNE avec le philosophe Glenn Albrecht

Dans les locaux de son éditeur parisien, Les Liens qui Libèrent, Glenn Albrecht, l’auteur de Les émotions de la Terre, a répondu aux questions des JNE. Ce philosophe australien de l’environnement a enseigné à l’université l’éthique et les politiques environnementales. Il se consacre depuis 2003 à l’étude de l’articulation entre la santé des écosystèmes et la santé des hommes. Glenn Albrecht entend créer de nouveaux concepts, mieux à même de décrire les liens intimes entre notre psyché et le devenir de la Terre. Non sans nous inviter à modifier notre perception du vivant et de l’avenir pour qu’advienne une nouvelle ère : le symbiocène.

Propos recueillis par Jean-Claude Noyé

Glenn Albrecht – photo Antoine Bonfils

Vous faites souvent référence aux aborigènes. Quel rôle ont-ils joué dans votre démarche ?

Comme penseur transdisciplinaire, à la fois philosophe et anthropologue, j’ai mené des enquêtes de terrain auprès de personnes affectées par les destructions brutales apportées à leur cadre de vie. C’est ainsi que j’ai rencontré les peuples indigènes de la haute vallée de l’Hunter (au nord de Sydney en Australie). Ils ont vécu le déploiement des mines de charbon à ciel ouvert et des centrales électriques sur leur territoire comme une réplique de la première vague de colonisation invasive du début du XIX° siècle. Elle a atteint pour eux de nouveaux sommets de dévastation physique et psychique.

La rencontre des JNE avec Glenn Albrecht au siège des éditions Les Liens qui libérent, le 3 mars 2020 à Paris – photo Antoine Bonfils

J’ai cherché un mot adéquat pour exprimer leur détresse. Je suis parti de la définition médicale de la nostalgie en tant que souffrance causée par l’éloignement de son pays (ou mal du pays). Mais ces gens sont chez eux. La cause de leur mélancolie est que ce «chez soi», en somme, s’en va et se détruit. J’ai donc inventé, en 2005, le terme solastalgie, qui assemble la racine latine sola (présente dans solari et desolare) et le néolatin algia signifiant douleur. Depuis, ce terme a fait florès. Mais je n’ai qu’un souhait : que d’ici à 2100, il disparaisse du dictionnaire (rire) ! Je veux dire par là qu’on en aura plus besoin car le sentiment correspond n’aura plus de raison d’être. C’est que j’entends bien m’inscrire en faux contre l’écocatastrophisme ambiant.

Vous affirmez vouloir aider les jeunes à se projeter dans un avenir désirable et le construire. Une des priorités n’est-elle pas qu’ils puissent se reconnecter à la nature ?

Certainement. Mais nous vivons dans un monde largement artificiel (hors-sol) et avons perdu ce lien. Sans compter que la nature elle même subit des pertes colossales. Qu’on songe aux récifs coralliens. Dès lors, la question est : comment être enseigné par un monde qui tend à disparaître ? Je n’exclue pas le recours à une approche indirecte, à des moyens virtuels pour (re)donner le goût du beau et de la nature à ceux qui en sont privés. A cet égard, nous avons beaucoup à recevoir des artistes. Trop longtemps, ils ont produit un art nihiliste. Je suis convaincu que la nouvelle génération de créateurs apportera, à rebours, une importante contribution positive à notre effort collectif pour sortir de l’anthropocène. Je constate que de nombreux artistes refusent désormais de recourir à des produits chimiques et valorisent des matériaux naturels. C’est peu de chose, mais cela en dit long sur leur désir de vivre et produire autrement …

Les émotions de la Terre de Glenn Albrecht, thème d’un petit déjeuner des JNE – Photo Antoine Bonfils

Quant aux jeunes, il me semble évident qu’il faut revoir entièrement nos systèmes éducatifs car ils ne font que perpétuer l’anthropocène et l’écocide. Ils coûtent des sommes folles pour quoi ? Pour perpétuer le désastre en cours ! C’est totalement absurde. Les lycéens et étudiants en sont bien plus conscients que leurs enseignants. J’en tiens pour preuve leurs grèves et leurs manifestations, en soutien aux appels lancés par Greta Thunberg. Je pense aussi à des mobilisations comme celle d’Extinction Rebellion. Toutes actions dont je me félicite.

Votre refus du dualisme occidental qui a conduit, entre autres, à une franche coupure entre les hommes et la nature, n’est pas sans faire penser au bouddhisme …

J’ai beaucoup de respect pour les religions qui intègrent les hommes dans le vivant et en appellent à une vie harmonieuse, «symbiotique», avec lui. La non-violence, telle que la promeut le bouddhisme, trouve, de fait, un écho profond dans mon système de pensée. Mais, pour l’essentiel, les religions organisées ont leur part de responsabilité dans notre séparation avec la nature, elles nous ont même séparé de ce qu’il y a de profondément spirituel dans la vie, cette part invisible qui régit tant de choses et que je résume volontiers sous le terme de microbiome. C’est pourquoi j’en appelle à l’émergence d’une spiritualité laïque que j’ai baptisée Ghedeist. On retrouve dans ce terme la racine indo-européenne Ghehd, qui a donné en anglais together (ensemble) ou gather (rassembler). Et le mot allemand Geist, qui veut dire esprit. Pour ma part, je sens le Ghedeist quand je suis au bord d’un lac ou de l’océan. Et je n’hésite pas à enlacer les arbres. Il est certain que l’excès de dualisme est une erreur tragique de notre civilisation, de même que la survalorisation d’une rationalité froide, toute cartésienne, au détriment des émotions.

Les incendies géants en Australie peuvent-ils accélérer la prise de conscience de l’urgence à sortir de l’anthropocène ?

Jusque là, les Australiens étaient endormis, comme peut l’être un koala ! Avec ces incendies, ils ont reçu un coup mortel. Des millions d’hectares de forêt et de belle nature ont été brûlés, des millions d’animaux tués. Tant et tant de lieux où ils aimaient aller pendant leurs loisirs sont désormais saccagés, et pour longtemps. N’oublions pas non plus toutes ces vies humaines sacrifiées. J’ose croire que les Australiens ont enfin compris que les politiques sont captifs des intérêts des industriels des énergies fossiles. Et que nos gouvernants ne gouvernent pas, ils sont bel et bien gouvernés ! En tout cas, la méfiance à leur égard n’a jamais été aussi grande dans notre pays.

Vous avez fait allusion à la non-violence comme outil de résistance au désordre établi. Mais face aux forces colossales de destruction à l’oeuvre, cette stratégie est-elle opérante ?

C’est une affaire compliquée, et je n’ignore pas, bien sûr, que la violence non seulement a toujours été à l’oeuvre dans l’Histoire, mais qu’elle habite les hommes comme les femmes, les premiers sans doute plus que les secondes, d’ailleurs. J’en appelle pour ma part à la formation de militants non-violents suffisamment formés et aguerris pour être en capacité d’intimider ceux qui nous font tant de mal. A créer une armée d’individus aux muscles verts qui sauront agir sans violence avec des tactiques qui intègrent la violence, si nécessaire. Il est juste de faire payer le prix à ceux qui détruisent la vie. Comme optimiste radical, je suis convaincu qu’au final les dissidents et les non-violents l’emporteront contre tous les « gros méchants » (rire) qui existent bel et bien.

A lire : Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, traduit par Corinne Smith (JNE). Editions Les Liens qui Libèrent, 360 pages, 23 € .