Youri sur son arbre penché

Voici l’histoire* de Youri, un lynx mâle qui vit dans une forêt biélorusse et dont vous allez découvrir certains comportements peu connus des scientifiques et des naturalistes.

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par Jean-Claude Génot

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Youri passe du temps perché sur les arbres renversés – photo Vadim Sidorovich

Dans la forêt de Naliboki où Youri est né, il fut un temps où les lynx étaient rares à cause de la chasse. Mais au moment où les parents de Youri se sont rencontrés, la population de lynx était en augmentation. Contrairement à ce qui est écrit dans de nombreux ouvrages sur la biologie du lynx, le père de Youri a rencontré sa mère bien avant leur accouplement qui a eu lieu en février. Le couple s’est effectivement formé dès le mois de décembre, sans doute pour faire face, ensemble, à un hiver très enneigé où la capture de chaque proie compte pour la survie. Durant la période ayant précédé les accouplements, le père de Youri a passé du temps à parcourir son territoire qu’il défend contre d’autres prétendants, en faisant de nombreux marquages visuels et olfactifs. Il a uriné contre un poteau en bois et sur un arbre couvert de mousse, il s’est frotté contre des souches renversées en laissant ses poils ou encore il a gratté des arbres vivants ou morts en se mettant debout sur ses pattes postérieures. Les accouplements ont eu lieu à l’abri des regards dans des fourrés denses au milieu d’épicéas renversés par une tempête.

Ensuite les deux adultes se sont séparés, le mâle a pris la direction d’une vaste forêt de pins avec des coupes où les chevreuils sont nombreux et la femelle s’est réfugiée sur une « île », une forêt de vieux chênes avec des épicéas, des bouleaux et des érables planes, entourée de canaux de drainage et accessible uniquement en empruntant des troncs tombés en travers des canaux. Dans le mois et demi qui a précédé la mise-bas, la femelle a passé du temps sur la grosse branche charpentière d’un vieux chêne renversé. Assise en hauteur sur cette branche, elle a fait le guet et a surveillé les alentours. Si un chevreuil s’était approché, elle aurait fait alors une approche au ras du sol en utilisant tous les obstacles naturels pour ne pas être vue. Plus elle est proche et plus elle a des chances de saisir le chevreuil, qui normalement en fuite est beaucoup plus rapide que le lynx.

Puis la mère de Youri a passé du temps pour repérer un gîte de mise-bas, discret et sûr. Il s’agit d’un gros tas de branches entassées après une coupe, d’où elle pourra voir venir tout danger éventuel. Mais au préalable, elle a fait le tour des environs sur deux bons kilomètres de rayon, afin de découvrir d’autres gîtes de secours pour y déposer ses futurs jeunes en cas de dérangement dans le site de mise-bas. En faisant cela, elle n’a pas manqué de tuer un renard qui venait de creuser un terrier dans une pente sableuse, afin d’éliminer un danger pour ses jeunes. Plus loin dans une zone renversée par une tempête, elle a surpris un chien viverrin en train de fouiner sous la souche d’un arbre au sol qui ferait une parfaite cachette pour des jeunes lynx. Elle a bondi sur l’animal par derrière en le saisissant par ses pattes antérieures toutes griffes dehors, ce qui a blessé gravement le chien viverrin. Puis elle l’a saisi à la gorge et l’a étouffé très vite.

La naissance de Youri et de son frère a eu lieu début mai dans le gîte sous les branchages que leur mère avait repéré. Très vite, la femelle a dû laisser ses petits seuls pour aller chasser sur une surface assez restreinte de quelques centaines d’hectares. C’est lors d’une de ses chasses, alors que les deux petits étaient sortis du tas de branchages, que le frère de Youri a été piétiné par un bison. Youri est resté seul avec sa mère qu’il a très vite suivi pour apprendre à trouver les bons endroits pour chasser et les arbres suffisamment penchés pour y grimper facilement et s’en servir de poste d’observation. Youri a survécu à son premier hiver parce que sa mère était expérimentée et capable de capturer d’autres proies que le chevreuil si celui-ci vient à manquer.

La mère de Youri s’est accouplée avec un nouveau mâle mais il est resté avec sa mère même après la mise-bas où il a pu découvrir ses deux sœurs sur qui il a veillé les premiers mois. Cela n’a pas empêché une des jeunes femelles d’être tuée par une louve. Cette famille de lynx atypique composée de la mère, d’une jeune de l’année et de Youri presqu’adulte désormais a mené la vie dure aux chevreuils de leur domaine d’action. Mais très vite Youri a quitté son clan pour partir seul vers un territoire composé de vastes forêts de pins sur des dunes d’origine éolienne, de vieilles forêts de chênes et de tilleuls et de marais avec plus ou moins de bouleaux. Il a désormais plus d’un an et demi, il est fort mais élégant. Il a résisté à un hiver rigoureux. Il passe beaucoup de temps sur des arbres tortueux qui lui offre la possibilité de guetter les environs et d‘échapper aux moustiques en été.

Youri vient de visiter une tanière de loup – photo Vadim Sidorovich

Youri s’est rendu compte qu’il existait une meute de loups sur son territoire et cela ne l’enchante pas. Il ne cherche pas à se mesurer à eux car ils sont en groupe mais en forêt, en cas de rencontre, il peut toujours leur échapper en grimpant sur un arbre. Il a uriné à plusieurs endroits où il sait que la meute passe. Son marquage intrigue les loups alors que Youri ne s’arrête pas là où les loups urinent. Youri s’est vite rendu compte que les loups possèdent de nombreuses tanières souvent dans des terriers de renard ou de blaireau qu’ils ont élargi. Lors du printemps de sa deuxième année, en marchant sur un talus en bordure d’une aulnaie marécageuse, il est tombé sur un terrier entouré de nombreuses traces. Il est entré dans le terrier et y a découvert sept louveteaux, nés quelques jours plus tôt. Leurs parents avaient dû partir chasser. Il n’a pas oublié qu’une de ses jeunes sœurs a été tuée par une louve. Son instinct de prédateur ne l’a pas fait hésiter un seul instant. Il tue méthodiquement tous les louveteaux et quitte rapidement le terrier. Par défi, il griffe profondément le tronc d’un arbre mort, situé à proximité comme pour signer son acte.

Un arbre tortueux utilisé par le lynx – photo Jean-Claude Génot

A partir de cet instant, Youri va devenir un tueur de loup, lui qui maintenant est capable de capturer un chevreuil, un castor ou un grand tétras. Désormais, chaque printemps, il arpente tous les endroits propices à l’installation des tanières de loup et malheur aux louveteaux laissés seuls au fond d’un terrier. Youri nargue les loups en suivant leurs pistes, alors que ces derniers hésitent à suivre les siennes. Un soir de mai, je l’ai vu à la tombée de la nuit, assis au bord d’un chemin forestier, ou plutôt j’ai vu ses deux gros yeux verts tournés vers notre voiture. Il a vite disparu tel un fantôme, absorbé par la forêt sombre. Youri est devenu une légende. Non content de semer la panique chez les loups en tuant leur progéniture, il a blessé gravement un loup adulte lors d’une rencontre en journée sur un chemin forestier. La scène a été immortalisée par un piège photographique : d’abord le face à face entre Youri et le loup, le combat entre les deux prédateurs qui roulent sur le sol, ensuite Youri intact et queue à l’horizontale faisant le fier et enfin le loup, avec une blessure profonde sur le flanc. Au cours d’un printemps qui a suivi cette rencontre, il a passé du temps dans un marais où nichent des grues cendrées. Mais un braconnier aurait été vu dans les parages et depuis plus de nouvelles de Youri.
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L’histoire est évidemment le fruit de mon imagination, mais elle est basée sur des faits réels et des observations inédites faites par Vadim Sidorovich, zoologiste de l’Académie des sciences de Biélorussie qui étudie la faune sauvage depuis une trentaine d’années.

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