Les Canaries : un réservoir de biodiversité aux portes de la Méditerranée

Ces îles volcaniques, à hauteur de l’Afrique du nord, sont les seules de l’Océan Atlantique à avoir été colonisées par l’homme préhistorique. Les îles Canaries ont ensuite été le point le plus occidental du monde connu par le monde antique. Homère en a fait l’île des Bienheureux, les Romains les îles Fortunées.

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par Annik Schnitzler

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Les Canaries sont aussi célèbres pour leur histoire naturelle. Les flancs de leurs montagnes abritent ainsi les derniers témoins vivants des immenses forêts tempérées chaudes qui couvraient le pourtour du bassin méditerranéen à l’ère Tertiaire. Autre curiosité naturelle, la faune et la flore établies sur ces îles au fil des millions d’années ont pris pour certaines espèces des formes singulières. La diversification en espèces à partir de quelques souches provenant d’Afrique y a aussi été fulgurante, élevant le pourcentage d’espèces endémiques (qui ont évolué sur place) élevé, proche des Galapagos : 21 % pour les plantes, 100 % pour les reptiles, 39 % pour les invertébrés.

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Un climat doux, des milieux variés et instables : les conditions indispensables pour une spéciation extrême

La diversité des milieux naturels est considérablement plus élevée que les autres îles de la Macaronésie (Cap Vert, Madère, Açores), car ces îles, au nombre de sept, n’ont ni le même âge, ni les mêmes caractéristiques géographiques.

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Les plus anciennes (Fuerteventura et Lanzarote) ont surgi des eaux il y a 22 millions d’années. Ce sont aussi les plus proches des terres émergées, soit à peine à 100 km des côtes de l’Afrique du Nord, et les plus sèches car peu accidentées.

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Les autres îles (Ténérife, Grande Canarie, Palma, Gomera) ont surgi plus tardivement et en sont aussi plus éloignées. La plus jeune, El Hierro (800 000 ans), est la plus lointaine de toutes (416 km). Ténérife détient le record des altitudes très élevées (3718 m) pour une surface limitée à 2075 km². D’autres sont moins hautes mais dépassent les 1000 m, ce qui leur permet d’accrocher l’humidité des alizés, du moins sur les flancs qui leur sont directement exposés. Globalement, le climat des Canaries est de type tempéré chaud à subtropical, avec une sécheresse permanente aux altitudes basses, en dessous des zones de brouillard créées par l’humidité des alizés.

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Une diversité unique liée à une explosion fulgurante des espèces

Si la proximité relative de l’archipel a favorisé l’arrivée de l’homme, elle a également permis une colonisation rapide de la faune et de la flore. Les plantes qui n’ont pu franchir la barrière des mers ont été celles à graines lourdes comme le chêne. Celles qui sont arrivées sur ces îles par les oiseaux ou par des radeaux de bois tombé des côtes, ont colonisé les îles une à une à partir des plus proches, en suivant passivement les courants qui longent la côte africaine, dont le courant froid des Canaries. Quant aux animaux, impossible pour les amphibiens et les grands mammifères de traverser l’océan, du moins à cette (courte) échelle de temps. Les animaux les plus aptes sont comme dans toutes les îles du monde, ceux qui peuvent voler, ou ceux qui survivent à une traversée en mer par les radeaux.

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Toutefois, un animal ou une plante arrivant sur ces terres n’a aucune chance de s’établir durablement, s’il ne s’adapte pas aux conditions locales. La plante arrivant sur une île volcanique a pour problème des substrats poreux ou compacts, un climat sec sur une grande partie des terres, un manque d’insectes butineurs pour assurer une reproduction sexuée rapide.

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Aeonium
Le genre Aeonium est particulièrement fécond en espèces © Annik Schnitzler


Les genres végétaux les plus chanceux ont été Aeonium de la famille des Crassulacées, Echium de la famille des Boraginacées, ou Sonchus de la famille des Astéracées.

.Chacun de ces genres a irradié en un nombre élevé d’espèces, chacune occupant un habitat différent. La palme revient au genre Aeonium (photo), avec 37 espèces, plus belles les unes que les autres.

Le genre Aeonium a été particulièrement fécond en espèces. Certaines espèces colonisent les laves récentes. Elles sont toujours d’une grande beauté lorsque leurs rosettes se surmontent d’une inflorescence en parapluie rose, jaune ou vert.

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Le tajinaste est endémique strict de Ténérife © Annik Schnitzler


Echium
a aussi ses vedettes, les célèbres tajinastes qui colonisent les flancs des volcans et ornent tous les jardins des îles de leurs splendides hampes florales. Mais la beauté de ces fleurs est le reflet d’une adaptation particulièrement réussie aux rigueurs du milieu canarien. Pour survivre sur les laves, la plupart d’entre elles, herbacées sur leurs terres d’origine, l’Afrique, sont devenues ligneuses. Les laves les plus compactes se couvrent ainsi, en quelques siècles, d’herbacées ligneuses de près d’un mètre.

Le tajinaste (photo) est endémique strict de l’île de Ténérife, et présent sur toutes les cartes postales de l’archipel. Certains individus atteignent 3 m de haut. Ils poussent en colonies sur les flancs du volcan Teide et fleurissent quelques semaines en mai. A ne pas manquer pour qui visite les hauteurs de ce magnifique volcan.

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Autre adaptation : pour se reproduire, la plupart de ces espèces sont ainsi devenues monocarpiques. En d’autres termes, elles vivent quelques années à l’état végétatif, puis fleurissent en grandes hampes florales atteignant parfois 3 m de haut, et vivement colorées qui meurent en fin de floraison. La concentration en grandes fleurs colorées et riches en nectars est en effet très attirante pour les quelques insectes présents, auxquels s’ajoutent les lézards et les oiseaux, dont le célèbre canari.

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Une autre particularité des plantes canariennes, partagée avec les Galapagos, est la rareté de la dioécie (soit les sexes séparés) qui est de 10 %. La raison ? Sans doute éviter l’endogamie (reproduction entre parents) et la mort de l’espèce à terme.

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Les animaux ont également leurs vedettes. La plupart des oiseaux sont endémiques (martinet, corbeau, pinson, pouillots, outarde, buse, pigeon, mésange bleue, rouge-gorge) et certains très rares et très limités en populations, car les habitats qu’elles ont rencontrés sur les îles sont de petites dimensions. En parcourant les forêts, on entend leurs chants quelque peu transformés par l’isolement, mais bien reconnaissables : curieux, après tant de milliers d’années d’isolement !

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Le gigantisme insulaire touche aussi les Canaries

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Genévrier de Phénicie de l’ile de El Hierro –  © Annik Schnitzler

Comme de nombreuses îles, les Canaries ont leurs géants, autant chez les plantes que chez les animaux. `

Le dragonnier, arbre aux allures préhistoriques et très rare, atteint des dimensions spectaculaires (17 m pour une Monocotylédone, c’est plutôt rare !) dans la ville d’Icod à Ténérife ; dans les forêts de pins canariens où certains individus ont des diamètres de près de 1 m 50, et surtout dans les zones arides et venteuses occupées par des genévriers géants, pliés par le vent sur plusieurs mètres.

Les plantes colonisatrices des laves comme le tajinaste sont d’autres exemples spectaculaires de gigantisme pour les plantes anciennement herbacées.

 

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Rat géant de l’île de El Hierro © Annik Schnitzler

Parmi les mammifères, il existait un rat du groupe Pelomys arrivé du continent africain il y a environ 6 millions d’années avec un poids de 200 g et devenu « géant » sur l’île de El Hierro, avec une taille de 50 cm et un poids de 1,5 à 2 kg Un autre rongeur (une souris) proche du genre Mus (Malpaisonys insularis) vivant dans les laves atteignait 11 cm, et était fort commun il y a 2000 ans.

Les lézards ont fait mieux : sept d’entre eux sont devenus géants, répartis de 1 à 3 par île. Le plus impressionnant d’entre eux, le lézard goliath, atteignait 1 m 50. Il vivait dans les grottes naturelles des iles de Tenerife, de El Hierro et de la Gomera. Un exemplaire momifié par les premiers hommes arrivés sur ces îles il y a deux millénaires, a été retrouvé dans une grotte. Ces lézards ont sans doute été consommés par ces populations lors de leur établissement sur les îles. Certains d’entre eux existent toujours. Le plus grand atteint 80 cm et vit confortablement au milieu des hommes dans la Grande Canarie.

A Hierro, le gros lézard de 50 cm Gallotia simonyi est nettement plus vulnérable. Une petite population survivante trouvée dans les laves de El Golfo dans les années 1970 fait l’objet de mesures de conservation sévères dans des terrariums et d’un suivi des populations sauvages par collier émetteur. Ces lézards sont herbivores à l’âge adulte. Ils sont représentés dans les musées des grandes îles, ou conservés à l’état de squelettes.

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Les raisons des tendances à devenir géants pour les petites espèces varient selon que ce sont des plantes ou des animaux. Le gigantisme des plantes est associé au retour à l’état ligneux, parfois non exprimé depuis des millions d’années sur les continents, mais qui peut resurgir en conditions extrêmes,. Chez les animaux, on suppose que l’absence de prédation (puisque les grands mammifères n’arrivent pas sur les îles) permet aux rongeurs et aux lézards de grandir, puisqu’ils n’ont plus à se cacher.

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Des forêts uniques disparues sur le pourtour méditerranéen depuis l’ère Tertiaire

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La laurisylve canarienne © Annik Schnitzler

Les plus célèbres des forêts sont les laurisylves canariennes qui n’ont pu survivre aux épisodes glaciaires sur les bordures de la mer Méditerranée. Aussi nommées « forêt de brouillard », elles tirent profit des brouillards fréquents aux altitudes moyennes des îles. Elles présentent des caractéristiques de forêts tropicales : une grande richesse en espèces ligneuses (ici 18 espèces) et une architecture complexe liée à l’encombrement végétal sur 20 m. La photo (à gauche) montre la canopée dense où les individus trouvent tous leur place dans un espace réduit, en emboîtant les couronnes les unes dans les autres sans se toucher. On appelle cela la « timidité des cimes ». Très rare à observer dans les forêts d’Europe.

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Ces forêts dominées par des espèces ligneuses toujours vertes comptent parmi les plus primitives des Angiospermes (les Lauracées) sont gourmandes en eau, ce qui est étrange sur ces îles qui souffrent d’un manque chronique de pluies.

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On ne le trouve donc qu’entre 600 et 1500 m où elles captent les eaux des brouillards persistants produits au contact des alizés et des pentes.

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Cette eau se retrouve sous forme de petits lacs souterrains, dans des grottes naturelles, et dans laquelle les arbres puisent régulièrement.
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La colonisation de la vie ne s’arrête jamais

Les laves couvrent toutes les îles et ont différents âges : leur colonisation par la vie y est donc continue depuis des millions d’années. Les différents faciès de végétation sont fascinants à observer, car ils varient d’une coulée à l’autre, par les couleurs, les hauteurs des végétaux et leur densité, et évidemment, l’altitude. Aux altitudes basses et en climat sec, les laves les plus anciennes, âgées de plusieurs millions d’années sont surmontées d’un sol, ce qui permet l’établissement de grandes herbacées ligneuses riches en couleurs ; les laves les plus récentes (100 à 300 ans) ne sont que très partiellement colonisées, et les cordes de lave y sont bien visibles. Dans les étages soumis aux alizés, les forêts de laurisylve occupent tout l’espace. Au dessus de 2000 m, il ne se passe rien durant des siècles pour les laves jeunes, comme celles du Teide à Tenerife. Ils offrent de splendides paysages volcaniques que colorent durant une brève période, la floraison des gigantesques tajinastes.

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La colonisation de la vie suppose évidemment l’action de l’homme, qui continue à favoriser l’établissement de nouvelles espèces. Ainsi, le moineau espagnol, arrivé au milieu du XIXe siècle dans les trois îles les plus proches (Fuerteventura, Grande Canarie, Lanzarote), a occupé la Palma et Ténérife seulement à partir des années 1940-50, et El Hierro en 1960. On note aussi d’autres colonisations récentes comme celle d’un pigeon endémique des Canaries, le pigeon de Bolle, qui n’était pas noté dans le guide des oiseaux sur cette île, mais que nous avons vu pourtant vu plusieurs fois. Erreur du livre ou colonisation récente ? De même que la perdrix de Barbarie, introduite au XVe siècle dans les îles principales et inconnue à El Hierro, et que nous avons vu traverser la route à deux reprises.

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Des îles colonisées très tôt dans l’histoire par les peuples méditerranéens

Ces premiers hommes étaient apparentés aux Berbères d’Afrique du nord se sont installés progressivement sur ces îles entre le Ve siècle av. J.C. et le Ier siècle après J.C. Ils n’ont jamais été totalement isolés de tout contact européen, sauf après la chute de l’Empire Romain où ils ont vécu en total isolement durant quelques siècles. Ils y ont développé une civilisation d’une grande originalité. Ils pratiquaient, par exemple, la momification. Plusieurs centaines de corps momifiés ont été trouvés dans les grottes des îles, dont certaines sont exposés dans les musées des grandes îles. Ils utilisaient habilement les capacités de certains arbres de la laurisylve de capter l’eau des brouillards. Ainsi les Bimbaches qui ont colonisé El Hierro où la laurisylve est peu développée recueillaient les eaux dans des vasques ou des grottes de lave, qui alimentaient des rigoles menant à une agriculture bien développée sur des flancs plutôt secs. On peut visiter le célèbre lieu de l’arbre fontaine, arbre sacré appelé le garoé (Ocotea foetens), utilisé pour cet usage.

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L’histoire de la colonisation des îles depuis les temps préhistoriques est bien décrite dans les grands musées, comme celui de Puerto de la Cruz à Ténérife. On y apprend que l’installation européenne au XVe siècle a eu raison de ces peuples pacifiques, par mauvais traitements, ventes en tant qu’esclaves, par l’apport de nouvelles maladies. Et pour les survivants, l’acculturation. Il ne reste comme textes écrits que ceux des religieux qui ont pris la peine de décrire certaines de leurs mœurs et de leur physique.

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Des écosystèmes vulnérables

Les îles de l’archipel recèlent pour la plupart des volcans actifs, soumis à des événements récurrents de coulées de lave, d’effondrement des flancs de volcan et de tremblements de terre. La dernière éruption date de 2011 pour El Hierro, des années 1970 pour la Palma, de 1909 pour la Grande Canarie. On parle beaucoup depuis quelques années, en fait depuis le raz-de-marée dévastateur de 2004 en Asie, du danger que représente potentiellement le Cumbre Vieja de l’île de la Palma, classé parmi les volcans rouges de la planète. Un effondrement de son flanc le plus instable pourrait provoquer un tsunami d’une ampleur considérable, qui toucherait d’abord les côtes de l’Afrique du Nord et de l’Espagne, puis celles de l’Amérique du Nord. Ce volcanisme récurrent fait partie de l’écologie des îles, il a joué un rôle important dans l’établissement et la diversification des espèces végétales et animales, car il permet de renouveler rapidement habitats et populations. L’extinction touche surtout les espèces hyperspécialisées et celles, plutôt fréquentes, qui ont perdu tout pouvoir de dispersion.

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A cette vulnérabilité naturelle s’ajoute celle générée par l’homme. On sait que bien des espèces introduites par les hommes s’installent volontiers dans les îles nouvelles, où la compétition avec les espèces natives n’est pas à craindre. Les extinctions ont commencé en fait dès l’arrivée des peuples berbères, qui ont dévoré les lézards et les rats géants, défriché ou brûlé des forêts fragiles, et introduit des animaux domestiques (porcs et moutons).

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La colonisation européenne a apporté par la suite deux animaux ravageurs : le lapin, sans doute responsable de la disparition des rats, et des lézards endémiques. Les destructions atteignent actuellement des proportions inégalées par l’urbanisation, la construction de multiples routes, les invasions d’espèces exotiques (en témoignent les fonds de ravin de Masca à Ténérife, originellement colonisés par un saule endémique, et maintenant envahi de canne de Provence et de ronce). Dans le parc national du Teide, pourtant strictement protégé, des capridés dévorent les espèces endémiques et les abeilles domestiques installées pour y faire du miel rentrent en compétition avec les insectes locaux. Globalement, 105 espèces sont considérées en danger d’extinction selon l’IUCN pour tout l’archipel.
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Une population humaine consciente des richesses naturelles de ses îles

Les particularités des paysages canariens ont été d’ailleurs magnifiquement étudiées. Il suffit de taper sur Google pour trouver une multitude d’articles de haut niveau sur les processus de colonisation, de spéciation, de biologie de la conservation. Les musées sont nombreux aux Canaries et bien documentés, les centres d’information distribués dans toutes les parties de toutes les îles, et les livres spécialisés bien représentés et traduits en anglais.
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Cette conscience des richesses de leurs îles se manifeste aussi par la mise en place de plusieurs titres de protection: parcs nationaux, réserves de biosphère, réserves naturelles terrestres et marines, parcs ruraux. Dernièrement, l’île la plus excentrée et la plus petite, El Hierro, a été classée Géoparc mondial par l’Unesco, un titre permettant de valoriser le patrimoine vulcanologique et les autres éléments naturels de cette petite île. Celle-ci développe depuis peu un développement durable pour l’énergie (par éoliennes) et l’eau, qui va s’étendre à l’agriculture.

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Les Canariens sont donc pleinement conscients de leur patrimoine culturel et naturel, et ne se privent pas de le faire connaître au grand public, plutôt nombreux dans les centres d’information et les musées. Les Espagnols du continent s’investissent également beaucoup dans les recherches en sciences naturelles et géologiques, autant que d’autres universités d’Europe.

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Curieux contraste entre cette mise en valeur des connaissances scientifiques de la nature canarienne, et la rage de détruire les milieux côtiers pour les besoins immédiats d’un tourisme de masse. L’empilement de résidences face à la mer est simplement horrible à voir sur les îles les plus visitées. N’a-t-on pas été jusqu’à installer un zoo avec grands carnivores africains sur une des îles les plus touristiques, Ténérife ?

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