Alain Hervé : « je suis un Polichinelle tombé du tiroir »

Alain Hervé, membre des JNE, est un écologiste historique, un des inventeurs du mouvement. Né en 1932, il fonde les Amis de la Terre en 1970. Journaliste de profession, il dirige le hors-série du Nouvel Observateur en 1972 : « La dernière chance de la Terre », qui se vend à 250.000 exemplaires. A la suite de ce succès, Claude Perdriel accepte en 1973 de lancer le mensuel écologique Le Sauvage. Alain Hervé est à la tête de la rédaction jusqu’à sa fermeture en 1981. Lors de la candidature de René Dumont à la Présidence de la République en 1974, il est responsable du bureau de presse. Il vient de relancer Le Sauvage sur Internet. Il a écrit de nombreux livres inspirés de près ou de loin par l’écologie. Le dernier, qui vient de paraître, s’intitule Le Paradis sur Terre, le défi écologique (éditions Le Sang de la Terre). Michel Sourouille, nouvel adhérent des JNE, l’a rencontré.

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propos recueillis par Michel Sourrouille

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– Quelle est l’origine de votre engagement écologiste ?

Epineuse question. A vouloir raconter sa vie, on risque la caricature ou la photo floue. Essayons. Ma vocation remonte sans doute à l’enfance. Je suis né à Granville, en Normandie, les pieds dans l’eau. Mon grand-père maternel fut cap-hornier et capitaine au long cours. Nous étions gens de mer. Je passais mes vacances dans l’archipel des Chausey. De colossales marées couvraient et découvraient un nombre incalculable d’îlots. J’ai eu alors une vision géologique de notre planète.

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J’ai toujours souffert de l’environnement urbain, de l’enfermement dans le métro, dans un bureau. Bien que comblé par mon métier de journaliste-reporter au mensuel Réalités, j’ai démissionné à trente-trois ans. Je suis parti découvrir ma planète à bord d’un voilier. J’ai pendant trois ans parcouru avec émerveillement les tropiques. J’ai alors compris que l’homme était un animal apparu dans les latitudes chaudes, qui s’était exilé dans les latitudes froides. Il a alors été obligé d’inventer des techniques pour reconstituer un biotope tropical artificiel, qui nous ont menées là où nous en sommes actuellement…

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Une autre origine, sans doute, de ma sensibilité écologique, c’est ma participation aux jardins potagers que mon père avait entrepris pour nous nourrir pendant la Seconde guerre mondiale. J’aimais retourner la terre, planter des légumes et des arbres fruitiers, écraser les doryphores…

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– Votre vision actuelle de l’écologie ?

Là, réponse facile. L’écologie est le mode d’emploi de la planète sur laquelle nous avons planté notre tente. Mais il faut apprendre à le lire. L’écologie échappe au champ politique, c’est une vision globale de l’univers dans lequel nous sommes. Nous sommes tous écologistes parce que nous sommes humains. Nous n’avons pas le choix. Nous devons tous respirer, manger, déféquer, mourir. C’est une évidence philosophique. C’est beaucoup plus qu’une approche sociale ou politique de droite ou de gauche. Pour moi, Héraclite ou Hubert Reeves, entre autres, témoignent de cette vision globale. L’écologie n’est pas réservée à une chapelle. Même si ceux qui l’expriment aujourd’hui sont des pionniers.

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Je ne crois pas du tout au progrès technique qui a entraîné cet âge industriel qui sévit sur notre planète et la ravage. Il va falloir en sortir pour que notre espèce survive. Cependant, se dégager du nucléaire entre autres, nécessitera une énorme technologie, avec des interventions longues et compliquées. Gérer des centrales même à l’arrêt (et les déchets nucléaires) nécessitera autant de compétences que lorsqu’elles étaient en activité. De la même manière, ce sera long et complexe pour remédier à l’empoisonnement chimique des terres, par les engrais chimiques et les pesticides et à la pollution en profondeur des nappes phréatiques.

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L’agriculture intensive est bien pire que le colonialisme, tout comme d’ailleurs l’idée de développement. En 1967-68, j’étais journaliste à la FAO à Rome, j’en ai démissionné au bout de six mois. J’ai compris qu’ils menaient une politique criminelle. Le marché mondial dont ils étaient les promoteurs a détruit les dernières forêts primaires et l’agriculture vivrière traditionnelle, pour installer les monocultures du coton, du café, du maïs, du soja, du cacao… pour l’exportation. J’en arrive à penser que ce génocide de millions de paysans est similaire à la Shoah. Les personnes chassées de leurs terres peuplent les banlieues de capitales bidon où ils meurent. En revanche, de pseudo-élites gagnent des devises pour construire une autoroute entre l’aéroport et leurs palais et entretenir des ambassades.

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De la même manière, on a détruit l’agriculture en France, pendant les soi-disant Trente glorieuses qui sont en fait trente désastreuses.

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– Vous croyez donc à la catastrophe ?

L’abus de la nature a atteint sa limite létale. Je me pose la question (futile) de savoir si elle aura lieu de mon vivant… Mais que j’assiste ou non à la fin de notre pseudo-civilisation importe peu. Je ne suis qu’un fétu de paille emporté par le vent de l’histoire. Mes amis millénaristes Pierre Samuel, Teddy Goldsmith ou André Gorz sont morts avant que la catastrophe qu’ils avaient annoncée advienne. Alexandre Grothendieck s’est retiré du monde. Nous, nous ne sommes pas les utopistes, mais les réalistes. Nous sommes conscients des limites. Comme l’a écrit Kenneth E. Boulding : « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »

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Il faut observer, comprendre et se conformer aux lois de la nature. Fukushima pourra peut-être servir de catharsis, surtout si Tokyo devait être évacué. Car il faudra que le drame aille très loin pour que les hommes abandonnent leur utopie technicienne. La catastrophe peut servir de pédagogie et déclencher une prise de conscience. Mais la mémoire de l’humanité est extrêmement courte, nous cultivons un opportunisme de l’immédiat, nous n’apprenons rien de notre passé. Ni la retraite de Russie, ni Tchernobyl ne nous ont rien appris. Maintenant j’espère que la jeunesse va comprendre, s’adapter et inventer. C’est elle qui est concernée et menacée.

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– L’écologie est-elle une religion ?

J’ai du respect pour le sentiment religieux, ou plutôt sur la recherche d’une spiritualité. J’ai été croyant, catholique jusqu’à trente ans. Mais, envoyé à Rome pour raconter la vie d’un évêque lors du concile Vatican II, j’ai découvert une Eglise hiérarchique qui m’a profondément choqué. Le message du Christ était bafoué. J’ai alors éprouvé une sorte de révolte intellectuelle, je ne suis plus ni pratiquant, ni croyant. Pour cette culpabilité sexuelle que l’Eglise a fait peser sur la vie des adolescents, pour cette papauté nataliste, pour le bavardage sur la vie éternelle… je ne peux éprouver que du mépris. Quand on se réfère à l’anthropocentrisme d’une Genèse qui donne tout pouvoir à l’homme sur la nature et justifie notre prédation, c’est insupportable.

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Les véritables croyants aujourd’hui sont ceux qui pratiquent la religion aveugle du progrès technique. L’écologie n’est pas une prise de position religieuse ou politique, c’est admettre que nous sommes de simples éléments de la nature, c’est une nouvelle philosophie. L’homme n’est qu’un élément de la nature qui a été doté d’une capacité de transformation trop brutale de l’environnement. Il nous faut donc abandonner notre anthropocentrisme pour ressentir profondément notre appartenance à la communauté des vivants. Sinon nous devenons des destructeurs terrifiants, nous enfantons beaucoup plus de Hitler que de Mozart. Il y a une écologie superficielle qui perpétue l’anthropocentrisme, qui dit que la planète est en danger, qu’elle nous appartient. En fait, c’est l’humanité qui est en danger. La planète s’en sortira très bien sans nous. On fait des parcs naturels, ce sont des alibis pour répandre la merde  autour. Comme l’écrivait Pierre Lieutaghi en 1980, c’est le jardin qui est un modèle de gestion du monde. Lisez-le sur le site du Sauvage.

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– Pourquoi avez-vous relancé Le Sauvage sur Internet ?

Pour reprendre ce rôle que jouait l’ancien Sauvage papier. Pour conserver un regard distancié. Nous portons en sous-titre : « Culture et écologie » Pour republier les anciens articles les plus significatifs de l’ancien Sauvage. Pour écrire l’histoire d’une pensée, aussi bien à ses débuts que dans son actualité immédiate.

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– Quelles ont été vos sources d’inspiration ?

D’abord le spectacle du monde et puis la vie et puis …Homère, Rousseau, Defoe, Nietzsche, Giono, Melville, Thoreau, Illich, j’en passe… et depuis 1969, mon ami Teddy Goldsmith, Gorz avec qui j’ai travaillé… et Raymond Devos pour en rire.

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Comme l’exprimaient Arthur Koestler et le Pogo de la bande dessinée américaine: « Nous avons découvert l’ennemi : c’est nous ». Nous sommes devenus des dictateurs assassins du vivant. Nous échappons aux régulations naturelles comme les épidémies. Pasteur est un héros national, il a vaincu la rage, éliminé la fièvre puerpérale, conjuré la mortalité infantile naturelle. Il ne savait pas qu’il contribuait ainsi à rompre l’équilibre démographique. Maintenant le milliard d’hommes qui naissent et meurent affamés n’accède plus vraiment à l’état humain, il en reste à un état infra-animal.

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On peut me traiter d’antihumaniste. L’humanisme qui donne la priorité absolue à l’homme ne me satisfait absolument pas. L’humanisme devrait consister à nous faire accéder à des stades supérieurs d’intelligence de la coévolution. Comme l’a dit Pierre Dac : « le chaînon manquant entre le singe et l’homme, c’est nous ».

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– N’avez-vous pas l’impression d’exagérer ?

Le politiquement correct est devenu une peste intellectuelle. Je me fous complètement de la réputation qu’on peut me faire. Je peux dire que je suis pour le progrès social et l’égalitarisme. Je suis pour la démocratie. Mais cela ne peut advenir avec le pullulement humain. Nous nous reproduisons comme des lapins. La surpopulation ne peut mener au progrès. Si je suis contre les méthodes un temps utilisées en Inde de la stérilisation forcée, je n’en reste pas moins totalement malthusien…

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– Et vous qui êtes prêt à mourir pour laisser de la place, comment voyez-vous le grand voyage ?

Oui, je ne suis qu’un Polichinelle tombé du tiroir et je vais bientôt mourir. J’ai atteint l’âge de la liberté… Surtout pas d’incinération, c’est un gaspillage d’énergie qui révèle une peur enfantine de la putréfaction. Je veux être enterré, à même la terre, retourner à la terre. Il faut faciliter le fait d’être repris dans le circuit du vivant, ne pas craindre le phénomène de redistribution des molécules grâce aux décomposeurs. Même après notre mort, nous restons solidaires de la biosphère. Cessez de respirer, et vous ne verrez plus très longtemps ce qui se passe. Nous avons une dépendance de tous les instants avec le reste de l’univers. Nous n’avons qu’un très faible degré d’autonomie.

Je voudrais in fine exprimer un doute. Les écologistes se battent pour que l’humanité ne s’autodétruise pas. Les partisans de la croissance économique et du nucléaire risquent de déclencher la catastrophe. Lesquels sont les acteurs les plus efficaces de l’histoire de l’évolution ?

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Cet entretien est paru sous une forme condensée dans la partie réservée aux abonnés du site du Monde. Michel Sourouille anime le blog Biosphère sur le site du Monde, et le site Biosphère, Réseau de documentation des écologistes activistes. Alain Hervé dirige le site du Sauvage.

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