« Le régime général de sécurité sociale repose sur une socialisation de la valeur qui permet de sortir du système capitaliste en proposant une organisation collective… Il faut changer de société en changeant notamment de système économique… » (1)
Depuis quelques années, fleurissent les publications et rencontres autour de la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation (SSA) généralisée permettant à chaque citoyen, quels que soient ses revenus, de se nourrir selon ses choix et d’accéder à une alimentation de qualité.
Dans la foulée, de multiples initiatives locales voient le jour à travers le pays et c’est assurément une bonne chose. Mais l’erreur serait de croire que ces initiatives, dont chacune s’exerce dans un contexte particulier, permettraient de déboucher prochainement sur une application d’une véritable SSA instaurée à l’échelle nationale. Localement, ces expériences peuvent avoir accès ou non à des subventions, bénéficier d’un accord avec des collectivités locales, nouer des partenariats financiers avec des organismes divers dont certains n’ont aucun intérêt à un véritable changement généralisé, à l’instar de France 2030, un concept purement macroniste, par exemple. Les modes de distribution sont très divers avec, par endroits, la remise d’une somme mensuelle à chaque cotisant et destinée à l’alimentation au sein de lieux conventionnés. Une somme prélevée sur une caisse commune alimentée par les adhérents ainsi que des subventions diverses. Ailleurs, on développe l’instauration d’un prix libre, voire de prix différenciés à hauteur des moyens de chacun et autres…
Pourquoi la SSA est un projet révolutionnaire
C’est un projet en incompatibilité totale avec le maintien de pratiques agricoles et agroalimentaires industrielles et le départ ininterrompu de quantités de paysans, conséquence directe de la politique actuelle. À titre d’exemple, il y a incompatibilité totale de concevoir une SSA en lien direct avec des chambres d’agriculture tenues par la FNSEA. L’incompatibilité totale également avec le maintien d’une industrie agroalimentaire aux mains de quelques grands groupes qui agissent comme des décideurs au détriment des producteurs et de la santé des consommateurs. Les grands centres de distribution comme les hypermarchés font partie de ce système qu’il conviendra d’affaiblir considérablement. Mais il restera nécessaire de disposer d’unités de transformation et de ventes, conventionnées au même titre que les producteurs moyennant un cahier des charges. Inclure l’ensemble des travailleurs de l’agroalimentaire dans les réflexions en cours apparaît indispensable. À ce niveau, si on veut être en mesure de décider ce dont nous avons besoin, il sera indispensable de modifier totalement le rapport de force en passant d’une propriété lucrative à une propriété d’usage assurant aux ouvriers non seulement une garantie pour leur emploi mais aussi l’acquisition du pouvoir sur l’outil de production, donc la possibilité de choisir avec les consommateurs et les producteurs, ce qui devra être transformé. Comme l’énonce Bernard Friot, on ne peut plus laisser à la bourgeoisie capitaliste le droit de décider de la production : « il faut passer à une lutte de classe antagonique où ce qui est remis en cause, c’est l’existence même de la bourgeoisie, en lui ôtant son monopole sur le travail » (2). Il sera nécessaire de passer par une tout autre organisation du travail en privilégiant l’autogestion. Les investissements nécessaires ne passeront plus par des emprunts qui créent de la dette, mais par des financements issus des caisses collectant les cotisations et entièrement gérées par les travailleurs-es et l’ensemble des producteurs et consommateurs.
Pourquoi est-il nécessaire de la penser comme telle dès le départ ?
Penser l’instauration d’une SSA généralisée comme étant révolutionnaire permettrait d’emblée de s’attaquer aux questions de fond telles que celles déjà évoquées et auxquelles nous ne pourrons échapper à un moment ou un autre. Un tel projet repose sur de l’existant. On peut rappeler que lorsque Ambroise Croizat, un communiste ministre du Travail, instaure le régime général de la sécurité sociale au lendemain de la guerre, en 1946, ce régime est alors quasiment entièrement géré par les travailleurs. Il s’agissait d’un véritable processus révolutionnaire combattu par la droite et que les « dominants » n’ont cessé de vouloir détricoter jusqu’à aujourd’hui. Contrairement aux idées reçues, le général de Gaulle n’y était pas du tout favorable et n’aura de cesse de s’y attaquer. En 2025, les constats négatifs autour de l’agriculture industrielle et l’alimentation sont là et partagés au moins par l’ensemble des militants ainsi qu’un nombre croissant de petits producteurs et de consommateurs. Parmi celles et ceux qui revendiquent encore l’appellation « exploitants agricoles », ils sont aussi de plus en plus nombreux à s’interroger sur le devenir de leurs pratiques. Il serait donc redondant de rappeler ici tous ces constats.
Il est temps de penser les changements autrement qu’en prolongeant les démarches environnementales effectuées depuis au moins les années 70 et qui n’aboutissent jamais, car trop orientées sur des améliorations supposées tout en restant dans un cadre global destructeur et inégalitaire qui n’a jamais cessé de croître. La situation actuelle est là pour confirmer cet échec. Il en est de même pour les mouvements paysans qui ne cessent de contester l’hégémonie de la FNSEA et sa politique comme le Modef dès 1959, les Paysans travailleurs dès 1973, puis la Confédération paysanne en 1987, sans obtenir de résultats significatifs pour le moment. Il nous faut changer totalement de système. Or, celui-ci s’accommode fort bien d’expérimentations locales qu’il peut même, en certaines occasions, encourager. La FNSEA elle-même n’est pas opposée à une agriculture qui serait « à deux vitesses » comme n’hésitait pas à le déclarer Christiane Lambert lorsqu’elle était à sa tête : l’une industrielle, performante et exportatrice et l’autre plus locale et productrice d’aliments de meilleure qualité. Pour ces raisons, si les initiatives locales ont le mérite d’exister, voire de se multiplier, elles ne seront jamais suffisantes pour aboutir à de tels changements devenus pourtant indispensables et urgents. Ce serait une erreur que de se contenter de la multiplication de démarches locales, quels que soient leurs intérêts bien réels et qui doivent être reconnus, bien entendu.
Ainsi, il faut lire cette « évaluation » des expérimentations locales inspirées de la sécurité sociale de l’alimentation, commanditée par l’ADEME, la Banque des Territoires du groupe Caisse des dépôts, la Fondation Daniel et Nina Carasso (fondateurs de Danone) et la Fondation de France, co-financeurs de nombreuses expérimentations aux côtés d’autres dispositifs de l’État et des collectivités territoriales. Ce rapport « sent bon » la récupération par le biais de bonnes actions qui seraient dénuées de toute remise en cause capitaliste, sans qu’à aucun moment, on ne ressente ce besoin incontournable de prôner une lutte des classes qui ne pourra pas être déconnectée ou quasiment ignorée dans le cas d’une application généralisation de la SSA. Plus vite, on intégrera une démarche radicale (aller à la racine des problèmes), plus vite on parviendra à une telle réalisation qui en appellera d’autres comme la sécurité sociale du logement, de la culture, de la mort et plus vite nous contribuerons à affaiblir un système dont il faudra impérativement se débarrasser.
En paraphrasant ce qu’écrit Mireille Bruyère dans Politis (3), la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) doit être pensée de manière anticapitaliste et surtout pas comme simple instrument de solidarité alimentaire.
Pour l’association d’éducation populaire Réseau salariat et « dans un objectif de lutte contre l’accumulation de biens », il en découle que « les enjeux de réappropriation des technologies et techniques agricoles, des ateliers de transformations alimentaires et des systèmes de distribution sont placés au cœur de la proposition de SSA ».
L’instauration d’une sécurité sociale quelle qu’elle soit, entièrement gérée par des cotisants ayant pris le pouvoir de décision sur les productions, n’est en rien réformiste. Elle est révolutionnaire et le passé nous démontre qu’il ne s’agit pas d’une utopie !
Qu’attendons-nous ?
Remerciements à Kévin Certenais, Philippe Véniel, Laury Gingreau et Marie-Do Couturier pour leur relecture.
(1) Extrait de la présentation de l’association Réseau Salariat.
(2) Romain Godin. 2023 (11 février). « Bernard Friot : Pour gagner, il faut se battre pour élargir nos conquis ». Mediapart.
(3) Mireille Bruyère. 2025 (11 novembre). « La Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) doit être pensée de manière anticapitaliste et non comme simple instrument de solidarité alimentaire ». Politis.
Ensemble, cultivons l’avenir de notre alimentation !
Les 30 et 31 janvier 2026, à la Bourse du travail de Paris, les Journalistes et écrivains pour la Nature et l’Écologie (JNE) organisent un colloque sur le thème de la sécurité sociale de l’alimentation, au cours duquel sont invités des responsables d’expérimentations, des chercheurs-euses, des acteurs-rices de la filière agroalimentaire, des syndicats, des collectifs et associations travaillant sur le thème de la sécurité sociale, des politiques… Ce colloque s’adresse à toutes les personnes intéressées par le sujet.
Pour en savoir plus sur la SSA, nous recommandons la lecture du livre de Laura Petersell & Kévin Certenais Régime Général. Pour une sécurité sociale de l’alimentation. Éditions Syndicalistes. 2023. Disponible en téléchargement en cliquant ici.
A lire aussi, la BD Encore des patates !?, à télécharger en cliquant sur ce lien.





