Un précurseur de la protection de la nature en France, adhérent de longue date des JNE, nous fait partager ses interrogations.
Commençons par un petit jeu : devinez, d’où, de qui, proviennent les citations ci-après (la solution dans les références à la suite de l’article) :
« Le zadisme, forme radicale de l’écologie remet en cause l’état de droit (les projets ont été votés par des élus) y compris par la violence et prône la décroissance. Face à la démocratie représentative, la contestation peut-elle être légitime ? » (1)
« L’écologie contre la démocratie, Notre Dame des Landes, Sivens, Roybon » (1)
« Il n’est pas acceptable que certains projets, ici ou ailleurs, puissent être pris en otage par des opposants dont certains utilisent la violence pour se faire entendre. Et qui ne respectent pas le choix légitime qui est celui des élus » (2)
« La désobéissance civile, ou l’antichambre sournoise d’un authentique séparatisme » (3)
« Je rappelle qu’au premier rang des droits figure le droit de vote : lorsqu’on est en désaccord avec la politique menée par des élus, saboter des bassines de rétention d’eau ou jeter de la soupe sur des toiles de maîtres ne changera… rien. S’engager oui. Voter oui » (3)
« Ce qui est important, c’est le respect de la démocratie. Et ce n’est ni la rue ni la menace qui décide » (4) « Nous, élus, avons la légitimité du suffrage universel » (5).
La dérives de la démocratie dite « représentative »
En France, nous votons pour des représentants qui exercent le pouvoir en notre nom. Nombreux sont les politiques qui se considèrent, une fois élus, comme étant les seuls capables de prendre les bonnes décisions. Le peuple, après avoir délégué ses pouvoirs lors des élections, n’aurait alors plus son mot à dire étant dans l’incapacité de comprendre les enjeux réels en raison de son irrationalité supposée. Ainsi Emmanuel Macron impose « par ce que c’est nécessaire » sa réforme des retraites malgré l’opposition de plus de 70 % des Français et François Bayrou parle de « pédagogie nécessaire » pour mieux faire passer son incroyable plan d’austérité. Tous deux veulent nous persuader qu’ils ont raison, contre nous, mais pour notre bien. Aucune autre alternative ne serait possible, ce qui gomme totalement tout débat, toute démocratie, sur ces questions. Il y a 65 ans, Pierre Mendès-France, alors qu’il était un ardent défenseur du vote obligatoire, prenait soin de s’expliquer ainsi sur le sens du mot « démocratie » : « La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement un bulletin dans une urne, à déléguer les pouvoirs à un ou plusieurs élus puis à se désintéresser, s’abstenir, se taire pendant cinq ans. Elle est action continuelle du citoyen non seulement sur les affaires de l’Etat, mais sur celles de la région, de la commune, de la coopérative, de l’association, de la profession. Si cette présence vigilante ne se fait pas sentir, les gouvernements, les corps organisés, les fonctionnaires, les élus sont abandonnés à leur propre faiblesse et cèdent bientôt, soit aux tentations de l’arbitraire, soit à la routine et aux droits acquis… La démocratie n’est efficace que si elle existe partout et en tout temps. » (6).
Les décisions d’élus ne sont pas toujours légitimes…
Le choix des élus n’est malheureusement pas toujours le meilleur et il n’est pas toujours décidé dans la clarté ni sans conflits d’intérêts, de trop nombreux exemples nous le prouvent. L’histoire du barrage de Sivens est particulièrement démonstrative sur ce sujet : les élus locaux avaient majoritairement choisi ce mode d’aménagement. Suite à la montée d’une opposition de plus en plus forte, un rapport indépendant avait sévèrement critiqué une évaluation « contestable » des besoins « réels » d’irrigation. Il évoquait également « une surestimation du volume de substitution destiné à l’irrigation d’au moins 35 % » (7). « Le choix d’un barrage en travers de la vallée a été privilégié sans réelle analyse des solutions alternatives possibles », une situation d’autant « plus regrettable que le coût d’investissement rapporté au volume stocké est élevé », notait également le rapport. Il qualifiait en outre l’étude d’impact de « qualité très moyenne » et jugeait le financement du projet « fragile ». Pourtant, à l’époque, la préfecture, le Conseil Général du Tarn et la Compagnie d’Aménagement des Coteaux de Gascogne soutenaient, malgré les nombreux avis contraires, que le projet était, non seulement démocratique, mais aussi « irréprochable d’un point de vue environnemental ». Force est de constater que le représentant de l’État et ces élus s’étaient donc trompés et avaient fait preuve de beaucoup de légèreté. Il aura fallu un mouvement citoyen d’ampleur et l’établissement d’une ZAD doublée d’un drame humain en 2014, pour que de tels mensonges et erreurs soient révélés… En 2016, la justice annulait la déclaration d’utilité publique ! Sans combat, rien n’aurait été fait pour démontrer et dénoncer les multiples erreurs des élus ! Le projet d’aéroport de Notre Dame des Landes, dans les tiroirs depuis les années 60, était considéré par nombre d’élus locaux et nationaux comme incontournable et indispensable pour le rayonnement de la Loire-Atlantique et sa région. C’est une lutte de longue durée, traduite par l’établissement d’une ZAD qui aura poussé le gouvernement à mettre fin à un projet finalement inutile et destructeur du vivant.
Les enquêtes publiques : un processus initialement démocratique trop souvent dévoyé
Une écrasante majorité des grands projets d’aménagement sont décidés bien avant les consultations publiques, seuls moments où un peu de démocratie directe apparaît. Sur le site de Bure, dans la Meuse, visé par le projet d’enfouissement de déchets nucléaires, l’enquête publique avait donné un avis favorable et sans réserve jugeant le projet : « à la fois opportun, pertinent et robuste ». Pourtant, l’Autorité environnementale avait remis en cause les fondements du projet de stockage et les commissaires enquêteurs eux-mêmes avaient reconnu, suite à la fermeture de l’enquête, que les avis exprimés par le public étaient très majoritairement opposés au projet. Le préfet François-Xavier Lauch, au sujet du projet d’autoroute A69 Toulouse-Castres, alors que l’enquête publique environnementale n’avait pas encore eu lieu, s’était permis d’affirmer : « On en n’est plus à savoir si on fait l’autoroute mais plutôt comment on la fait. Notre volonté est d’être prêt pour l’ouverture de l’autoroute en 2025 » (8). L’enquête publique, pour ce préfet, n’est là que pour remplir une étape obligatoire, mais il se moque totalement de son résultat. Pour lui, la décision est de toutes façons déjà prise. Comble du cynisme, alors qu’un engin de chantier avait été saboté, ce préfet très indigné présente alors l’enquête publique différemment dans la presse (9). « Toutes les opinions sont entendues, y compris les oppositions, dans le cadre d’une enquête publique qui a démarré fin novembre ». Rappelons que l’enquête publique environnementale avait recueillie une énorme majorité d’avis négatifs et motivés, ce qui n’a pas empêché la commission d’enquête de donner un avis favorable. En 2025, le chantier a été stoppé en raison d’une décision de justice, mais a repris quelques mois plus tard suite à la décision de la cour administrative d’appel de Toulouse. Certains élus locaux n’ont, pendant cette période d’arrêt, cessé de proclamer la légitimité démocratique d’une telle réalisation. L’enquête publique concernant le projet initial de 19 bassines agricoles en Deux-Sèvres avait eu lieu en 2017. Plus de 70 % des avis émis par le public, avec des arguments nombreux, détaillés et motivés, des propositions, étaient totalement opposés à un tel projet. Pourtant, ils ont été ignorés par les commissaires enquêteurs qui avaient alors rendu un avis favorable et sans réserve ! Le site de la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs est précis au sujet de ces enquêtes publiques : « toute personne peut présenter des observations orales ou écrites, favorables ou non au projet et proposer des suggestions ou des contre-propositions, car la décision de réaliser le projet intervient après l’enquête publique » (10).
S’opposer à des projets destructeurs et inutiles : une action indispensable et démocratique de plus en plus entravée
Une démocratie réelle devrait permettre au peuple, aux populations, de s’exprimer, se réunir, discuter, s’opposer, proposer. Tous les projets d’aménagements, d’utilisation des ressources, d’agriculture et alimentation, les mesures sociales concernent l’ensemble des citoyens et pas uniquement quelques élus. Il faut rappeler que la plupart d’entre eux, n’ont été investis en 2022 que par une minorité de votants (autour de 25 % parmi les électeurs inscrits pour les meilleurs et 10 % pour certains selon Le Monde), ce qui relativise beaucoup leur représentativité (11). En 2024, la participation plus importante aura légèrement réhaussé ces résultats, mais globalement les constats restent semblables. Même si de nombreux élus accomplissent leur mission avec sincérité et dévouement, accompagnant et soutenant les contestations populaires, la légitimité du peuple est d’autant plus avérée devant une aussi faible représentativité. Créer des collectifs, engager des luttes locales comme nationales, tant dans les domaines de l’écologie que du social, envahir des lieux de destruction, de pouvoir, de la finance, conduire des actions de blocages, sont des actions démocratiques. Elles sont devenues aujourd’hui incontournables pour faire entendre les voix que l’autoproclamée « élite » s’évertue à étouffer, discréditer et surtout mépriser. Souvenons-nous de « Jojo » le Gilet jaune comme l’avait qualifié Macron au sujet d’un mouvement qui a fait trembler le pouvoir : « Jojo avec un Gilet jaune a le même statut qu’un ministre ou un député ! » avait-il déclaré avec dédain. Quelques années plus tard, c’est au tour de son éphémère Premier ministre François Bayrou de s’adresser à « Simone, Jeannot et Jojo » pour tenter de faire comprendre au peuple la « nécessité » de la rigueur. Le mépris à son plus haut niveau ! Nous sommes tous et toutes un peu « Jojo le Gilet jaune ». « Jojo » fait peur au pouvoir comme en témoigne depuis quelques années ce renforcement terrible de la surveillance et la répression, conséquences d’un régime néo-libéral qui, en pleine déconfiture politique en 2025, n’a d’autres solutions que de devenir de plus en plus autoritaire et de nommer des ministres très proches du Rassemblement national. Le point de rupture a déjà été franchi à Sainte-Soline et lors des révoltes des Gilets jaunes. Ce réflexe autoritaire atteint également les associations de protection de la nature qui, déjà bâillonnées dans leurs actions par ce scandaleux contrat d’engagement républicain (12), voient leurs possibilités d’attaquer en justice de plus en plus restreintes. France Nature Environnement l’exprime clairement sur son site : « Des délais raccourcis, des possibilités de faire appel supprimées, des conditions plus dures pour avoir le droit de faire un recours » (13).
Francis Dupuis-Déri, professeur en sciences politique à l’université du Québec à Montréal, évoque la démocratie représentative ou élective en termes de « marketing électoral » car, pour ce chercheur : « la démocratie ne peut être que directe ». Il évoque ce slogan : « si voter pouvait changer le système, ce serait illégal ! » (14). Continuons tout de même de voter (en 2024, la forte participation a permis de ne pas donner les clés de l’État au RN même si les résultats ont été totalement ignorés par Macron), mais surtout sans abandonner notre pouvoir de citoyen dans les luttes directes. Faute de quoi, les changements réels urgents et indispensables risquent de ne jamais aboutir ou alors trop tard. Si le « néolibéralisme en perte de vitesse devient de plus en plus violent » (15), voyons-le comme le signe d’une faiblesse accrue d’un système à bout de souffle. Cessons de « pleurnicher le vivant » (16) comme nous l’avons fait trop souvent au cours des dernières décennies pour prendre réellement en charge les questions sociétales, l’écologie étant totalement comprise dedans, sans nous contenter de subir les décisions prises par quelques-uns.
Réponses au « jeu » introductif
(1) Pascal Perri. 2016. L’écologie contre la démocratie, Notre Dame des Landes, Sivens, Roybon. Éditions Plein Jour. Journaliste et entrepreneur très néo-libéral, proche du journal les Echos, il est aussi autoproclamé « expert médiatique » auprès des grands médias sur certaines questions économiques.
(2) Manuel Valls en 2014 in Céline Perronet « Manuel Valls s’engage en faveur de Villages Nature ». L’Echo touristique. On ne présente plus Manuel Valls !
(3) Sonia Backès alors qu’elle était secrétaire d’Etat chargée de la Citoyenneté en 2022. Tribune publiée dans le JDD.
(4) Encore Sonia Backès, le 22 septembre 2025 alors qu’elle est la présidente de la province Sud en Nouvelle Calédonie, Cheffe de file de la droite anti-indépendantiste calédonienne à l’idéologie très coloniale…
(5) Le sénateur du Tarn, Philippe Folliot, en réponse à l’arrêt du chantier de l’A69 décidé par la justice, le 2 juin 2025 à France Info. Un centriste très à droite (pléonasme).
Autres références citées dans le texte
(6) Pierre Mendès-France. 1962. La république moderne. Éditions Gallimard.
(7) Le Monde.fr. 2014 (octobre) : « Le barrage de Sivens, un symbole de la lutte contre les projets surdimensionnés ». Lire également le dossier très complet de Reporterre : https://reporterre.net/DOSSIER-La-bataille-pour-sauver-la-zone-humide-du-Testet réalisé en 2015.
(8) Vincent Salvetat. 2022 (9 novembre). « A69 : le territoire se prépare à l’arrivée de l’autoroute ». Le Paysan Tarnais.
(9) Béatrice Colin. 2022 (6 décembre). « Tarn : Opposé à la future A69, un collectif sabote des engins sur le chantier de l’autoroute ». 20 minutes.
(10) Site du CNCE : https://www.cnce.fr/quest-ce-quune-enquete-publique À noter que même en cas d’avis défavorable du commissaire enquêteur, le préfet peut déclarer un projet d’utilité publique.
(11) Le président de la République, en 2017, n’a été élu au second tour que par 44 % des Français inscrits. Sur la totalité de ces 44 % ayant voté Macron, presque la moitié ont reconnu avoir voté par défaut pour faire barrage à l’extrême droite sans adhérer au programme de son concurrent… (source : France Info). En 2022, ce sont 38 % des personnes inscrites qui ont voté pour lui avec, là encore, un fort pourcentage de votants par défaut pour faire barrage à l’extrême droite (plus de 42 %, plus de 7 millions de voix sur les 18 millions obtenues).
(12) Toutes les associations sont dans l’obligation de signer un contrat d’engagement républicain (entré en vigueur le 1er janvier 2022) pour recevoir de l’argent public. À titre d’exemple concernant les engagements de ce contrat, participer à une manifestation non autorisée peut servir de prétexte pour annuler toutes ou partie des subventions.
(13) Site de France Nature Environnement. 2024. « Justice : décryptage des idées reçues sur le droit de l’environnement ». https://fne.asso.fr/dossiers/justice-decryptage-des-idees-recues-sur-le-droit-de-l-environnement . À noter que le Conseil départemental du Jura a refusé 11 000 euros de subvention à l’association Jura Nature Environnement pour l’année 2025 car pour le président du Département, une association qui attaque en justice des projets soutenus par le département ne peut recevoir de subventions publiques sans invoquer, a priori, le CER.
(14) Francis Dupuis-Déri. 2019. Nous n’irons plus aux urnes. Plaidoyer pour l’abstention. Éditions Lux.
(15) Propos tenus par Barbara Ziegler. https://youtu.be/W3YkmxBb4gw?si=S91Y_czxKEZP1mt2
(16) En référence à un texte légèrement provocateur, un peu caricatural, mais qui amorce une réflexion très utile : « Pleurnicher le vivant », écrit en 2021 par Frédéric Lordon. https://blog.mondediplo.net/pleurnicher-le-vivant
A noter : le dossier principal du prochain numéro du média Fracas, en vente le 3 octobre 2025, s’intitule « Résister » et comporte une carte des stratégies de l’écologie : https://fracas.media/produit/abonnement-a-duree-libre-avec-carte-numero-5/
Légende : cette banderole déployée lors du Village de l’eau à Melle en juillet 2024 résume la nécessité pour le peuple de s’organiser, résister et participer aux décisions, seuls processus démocratiques réellement capables d’amorcer un véritable changement © Pierre Grillet