Dans son livre Extinction. Une histoire radicale (1), l’auteur Ashley Dawson estime que l’effondrement de la biodiversité n’est pas dû à des travers de la nature humaine, mais à l’expansion du capitalisme.
par Jean-Claude Génot
Pourtant, Dawson n’occulte pas les ravages écologiques causés par l’espèce humaine tout au long de sa longue histoire à des périodes où le capitalisme n’avait pas encore été inventé. Il y a d’abord eu les chasseurs du Paléolithique responsables de l’extinction de la mégafaune en Australie et en Amérique, qualifiés de « serial killers écologiques » par l’historien Yuval Noah Harari. Puis les Sumériens qui ont transformé le croissant fertile, l’un des berceaux de la révolution Néolithique, en désert. Ensuite l’Empire romain qui a réussi à déboiser entièrement les pays du bassin méditerranéen sans parler des hécatombes parmi la faune capturée pour les jeux du cirque. La découverte des îles a entraîné la disparition de nombreuses espèces endémiques. Quant à la colonisation, elle s’est accompagnée de massacres humains, de l’esclavage et de destruction de la nature à grande échelle.
L »un des indicateurs de cet écocide est le recul de la forêt sur tous les continents qui se poursuit inexorablement. Ainsi il existe actuellement en France un projet (2) de centrale à biomasse utilisant du bois pour faire du carburant pour les avions. Ou quand l’absurdité dépasse l’entendement. Dawson estime que si on considère Sapiens comme « héréditairement » destructeur de la nature, alors il est inutile de combattre l’écocide et cette position entraîne une paralysie de toute action politique pour stopper le chemin vers l’effondrement. Pour lui, le capitalisme est responsable de la destruction de la nature par son emprise planétaire. Il ». Le capitalisme détruit les conditions même de sa production, s’étend indéfiniment pour continuer à exister et crée un système mondial chaotique qui intensifie la crise de l’extinction. Ainsi les riches et les puissants, adeptes du mythe des ressources inépuisables, sont hautement responsables de l’écocide planétaire en cours ou « terricide » (3). Pourtant, malgré ses détracteurs et les inégalités flagrantes qu’il génère, ce modèle économique persiste sans doute parce qu’il se nourrit des crises financières, s’adapte aussi bien à la démocratie qu’à la dictature, existe sous une forme privée ou étatique et prospère en temps de paix ou en temps de guerre. Mais aussi, il nous tient en otage en tant que consommateurs qui, de façon plus ou moins consciente, nous rendons complice des ravages causés à la nature pour la production de certains de nos aliments et de nos objets du quotidien.
Dawson n’épargne pas la conservation de la nature, notamment les grandes ONG internationales, qui s’accommodent très bien du système capitaliste en protégeant des zones afin d’absorber les émissions de gaz carbonique, permettant ainsi au système capitaliste de tourner à plein régime. Il pointe en particulier le fait que malgré l’augmentation des aires protégées qu’il qualifie de « conservation-forteresse », le taux d’extinction continue d’augmenter. On peut effectivement s’insurger contre une protection de la nature qui permet aux pollueurs et aux destructeurs de se verdir en donnant des fonds aux ONG. Même si celles-ci dénoncent les responsables des destructions, elles ne sont ni faites pour lutter contre le capitalisme ni capables de le faire. Par contre, elles peuvent mettre en œuvre une « real politik » qui les compromet plus ou moins. On pourrait faire le même type de reproche aux ONG humanitaires qui peuvent cautionner des guerres, aux syndicats qui paraissent impuissants face aux délocalisations et défendent les travailleurs des usines d’armement, aux partis politiques dits de gauche et plus encore aux écologistes qui ne font même plus semblant de croire qu’il est possible de faire disparaître le capitalisme et à tous les citoyens des sociétés occidentales qui ne voient pas que leurs démocraties se sont muées en oligarchies.

Mais revenons à la nature et à son effondrement. Le problème est plus profond car on peut se demander s’il est vraiment possible de protéger la nature de manière pérenne et respectueuse des peuples autochtones dans une civilisation anti-nature fondée sur le productivisme, l’hyper-consommation, la croissance illimitée et la démesure. On reproche souvent aux conservationnistes qui protègent certains espaces de nature sauvage de cautionner ainsi l’intensification de l’exploitation des terres en dehors de ces zones protégées alors que cette dernière n’a nul besoin de ce prétexte pour exister. Pourtant, personne ne reproche à ceux qui protègent des monuments historiques d’avoir une quelconque responsabilité dans la bétonisation. Evidemment, Dawson a raison de pointer la responsabilité du capitalisme dans l’épuisement des ressources et la destruction de la nature, mais cette idéologie n’est-elle pas le paroxysme d’un besoin de Sapiens « de puiser toujours plus dans son milieu pour se satisfaire et accroître sa puissance » (4) ? Puissance qui s’est peut-être développée pour contrer la peur atavique de la nature et ce que l’historien Robert Harrisson (5) nomme « l’intolérable angoisse de la finitude qui rend l’humanité otage de la mort ». Ces causes sont profondément enfouies en nous et cela fait dire à l’anthropologue Stéphanie Chanvallon : « La menace que les sociétés modernes font peser sur la Nature découle d’un processus dont l’Homme ne maîtrise peut- être pas tous les rouages » (6).
Pour les spécialistes, il suffit de consulter les listes rouges des espèces menacées pour prendre la mesure de la sixième extinction en cours. Pour monsieur tout le monde, il suffit de voir qu’il n’y a plus d’insectes sur les pare-brises en roulant sur de longues distances. Si beaucoup de voix s’élèvent pour pointer le capitalisme comme le principal responsable, il n’est finalement que la version moderne d’une longue histoire qui a vu Sapiens se distancier des autres espèces vivantes dès lors qu’il a pris la mesure de ce qui l’entourait, ce que le géographe anarchiste Elisée Reclus a parfaitement traduit par « l’homme est la nature consciente d’elle-même ». Cette conscience l’a conduit à ne plus voir la nature telle qu’elle est, mais telle qu’il la perçoit, donc de ne plus être un primate comme les autres espèces, mais un « animal dénaturé » comme l’a qualifié Jean-Marie Pelt ou une « hypertrophie du vivant » selon l’humaniste et naturaliste Henri Ulrich. Cette conscience a mené Sapiens de la peur des prédateurs et de la famine à la colonisation de la nature et au productivisme.
Entre un oligarque investissant dans une mine à ciel ouvert qui éventrera la terre et un particulier s’acharnant à maintenir sa pelouse en paillasson vert ou aménageant un jardin 100 % minéral, il y a une différence quant à la portée de l’impact négatif de l’un et de l’autre, mais il existe aussi un point commun : une volonté de soumettre la nature que ce soit pour le profit ou pour la satisfaction de l’ordre et d’une esthétique mortifère. C’est à ce que François Terrasson qualifiait de « volonté active d’attaquer tout ce qui pourrait échapper au contrôle humain » qu’il faut s’attaquer avant la domestication totale de la planète qui mènerait certainement l’humanité vers un dérèglement mental généralisé. Ma génération a vu la destruction de la nature au cours des trente glorieuses, croyant naïvement que la science écologique et le constat partagé des dégâts causés par l’industrialisation et le productivisme allaient nous conduire vers un nouveau cap. Elle a même pensé que le développement durable pourrait traduire cette inflexion.
Aujourd’hui, plus personne d’un peu sérieux n’ose qualifier de durable une quelconque activité économique qui se situe dans la droite ligne de la croissance illimitée. Après avoir subi le développement économique pur et dur, la nature est toujours victime des activités qui se voudraient plus vertueuses et sont en réalité « vert tueuses » : panneaux photovoltaïques installés à la place de forêts ou de friches agricoles, éoliennes qui fracassent oiseaux et chauves-souris, forêts feuillues remplacées par des champs de résineux et introduction d’espèces exotiques au nom de l’adaptation au changement climatique, déforestation de forêts tropicales pour des mines de métaux rares ou pour des chaudières à granulés au nom de la transition énergétique (7), pistes cyclables qui déroulent des kilomètres de macadam à l’heure du zéro artificialisation des sols, défrichage des forêts spontanées au nom de la restauration écologique des prairies, ré-ensauvagement en mettant des herbivores domestiques en enclos. A une époque où les fausses informations pullulent, les mots n’ont plus aucun sens dans le monde dystopique qui se profile et à chaque initiative « verte » la nature est toujours perdante. Le risque est grand d’en finir avec la nature (8) et cela commence par l’usage des mots. La biodiversité a triomphé car elle plaît au monde technocratique, mais il y a de la résistance dans le monde de la conservation avec d’autres termes comme naturalité, féralité et libre évolution qui fleurent bon le sauvage et la spontanéité. L’emploi du terme « vivant » qui se décline en « vivant humain » et « vivant non humain » n’échappe pas à l’anthropocentrisme. Par ailleurs, déclarer que la nature n’existe pas est une absurdité et même « relève de la psychiatrie », disait François Terrasson. Faire cela à cause du dualisme occidental entre culture et nature montre qu’il y a une confusion entre la nature concrète et réelle et la nature ressentie qui dépend du rapport que chacun a selon ses intérêts (9). Ce que l’on cesse de nommer n’existe plus et peut être détruit sans remords. Non seulement la nature existe, mais c’est uniquement face à elle et par contraste que Sapiens ressent véritablement son humanité.
* Ecologue
(1) Ashley Dawson. 2024. Extinction. Une histoire radicale. Editions la Tempête.
(2) https://www.touchepasamaforet.org/?utm_campaign=0844d185-3396-48da-9a5d-5a212b731554&utm_source=so&utm_medium=mail&cid=1bbfbdac-2371-4f1e-a711-882aea5ab00c
(3) Olivier Barrière, Isamu Reuter, Catherine Barrière et Ioan Robin. 2025. La coviabilité socio-écologique. Frémeaux & Associés.
(4) Stéphanie Chanvallon. 2009. Anthropologie des relations de l’Homme à la Nature : la Nature vécue entre peur destructrice et communion intime. Université Rennes 2. Université Européenne de Bretagne. HAL Id: tel-00458244 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00458244v1
(5) Robert Harrisson. 1992. Forêts. Essai sur l‘imaginaire occidental. Champs. Flammarion
(6) Voir 4.
(7) https://reporterre.net/Une-foret-tropicale-detruite-pour-alimenter-les-chaudieres-francaises
(8) François Terrasson. 2002. En finir avec la nature. Editions du Rocher
(9) Michel Blay et Renaud Garcia. La nature existe. Par-delà règne machinal et penseurs du vivant. 2025. L’échappée.