Quand biodiversité rime avec nature empêchée – par Jean-Claude Génot

Un documentaire sur la biodiversité réalisé en 2022 par une télévision allemande est passé récemment sur Arte avec pour titre « Biodiversité : laisser faire ou planifier ? ». Avec tous les reportages déjà diffusés sur le ré-ensauvagement et les nombreuses initiatives prises en faveur du sauvage, on pouvait espérer un documentaire qui torde le cou aux pratiques interventionnistes et à la « gestionite » (1), cette obsession qui pousse les gestionnaires d’espaces naturels à lutter contre la dynamique naturelle pour favoriser les espèces des milieux ouverts. Hélas, il a fallu vite déchanter.

par Jean-Claude Génot *

Le ton est vite donné par le commentaire : « plutôt que de laisser faire la nature, et si un interventionnisme raisonné était la clé pour préserver la biodiversité ? » L’interventionnisme « raisonné » est illustré tout au long du documentaire par le défrichage de buissons, l’abattage d’arbres, le décapage de sol, l’élimination de friches, le creusement d’étangs, le semis de plantes et autres recours aux moutons, chevaux et vaches Galloway pour pâturer le sous-bois.

Le premier sujet se situe dans le parc national de l’Eifel, situé à l’ouest de l’Allemagne, où deux tiers des forêts sont en réserve intégrale. Aucune image spectaculaire de vieille forêt comme à Bielowieza, située entre la Pologne et la Biélorussie, car les forêts allemandes ont été exploitées, rajeunies et transformées, en remplaçant souvent les feuillus par des résineux. Toutefois, il faut saluer nos voisins qui n’hésitent pas à mettre des surfaces conséquentes de forêt publique en réserve intégrale dans les parcs nationaux, contrairement à la France. Mais ces forêts sont souvent jeunes et modifiées et l’on ne peut pas attendre d’elles qu’elles présentent les richesses écologiques (lichens, mousses, champignons, insectes liés aux bois morts) des stades sénescents caractéristiques des vieilles forêts en quelques années. Pour justifier les défrichages des zones arbustives, un responsable du parc affirme : « une forêt abrite moins d’espèces que les milieux ouverts ». Outre que cette affirmation relève plus de la « légende rurale » chère aux gestionnaires que d’un fondement scientifique, la biodiversité dans son entièreté est non mesurable et indénombrable selon Vincent Devictor, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la biodiversité. Dès lors, pour éviter ces abus de langage, les gestionnaires seraient plus honnêtes de dire qu’ils apprécient plus les paysages ouverts avec fleurs et papillons que les forêts sombres avec du bois mort et que cela flatte leur égo de croire que sans eux il n’y aurait pas certaines espèces. Seulement voilà, avant d’avoir les espèces des vieilles forêts il faut beaucoup de temps, plus qu’une vie de gestionnaire, alors qu’il suffit de quelques années après un défrichage pour observer fleurs et papillons car la nature est généreuse, à condition toutefois que l’intervention ne se fasse pas dans une zone restreinte isolée au sein d’un vaste désert biologique.

Le deuxième sujet est français et se situe dans la réserve biologique intégrale de la Sylve d’Argenson en forêt domaniale de Chizé dans les Deux-Sèvres. Créée en 2006 et couvrant 2 579 ha, cette réserve intégrale fut longtemps la plus grande de plaine en France, avant celle du Parc national des forêts instaurée en 2019 (3 000 ha). On y entend Xavier Bonnet, un spécialiste des serpents du Centre d’études biologiques du CNRS de Chizé, dénoncer un mythe : celui qui consiste à dire qu’une forêt en libre évolution voit apparaître toutes sortes d’habitats au fur et à mesure de la sylvigenèse. Notre herpétologue connaît bien mieux les serpents que l’écosystème forestier, car sinon il saurait que cette jeune forêt rajeunie par les coupes, localement exploitées en taillis, et par la tempête de 1999 où beaucoup de grands hêtres sont tombés, ne peut pas se structurer avant des siècles. Il étudie 4 espèces de serpents dont 3, plus thermophiles, régressent du fait de l’ombrage des arbres car, regrette-t-il, il n’y a plus de coupes de bois. Une thèse est même en cours sur ce sujet. On peut deviner déjà les résultats : les serpents aiment le soleil et la forêt offre ce qu’elle a de mieux : l’ombre. Ne doutons pas qu’à l’issue de cette thèse, pour maintenir les serpents il sera préconisé de faire des « coupes de bois écologiques et raisonnées » car il l’a clairement dit : « l’absence de travaux forestiers nuit à une bonne part de la biodiversité ». Notons au passage que les 4 serpents sont devenus une « bonne part de la biodiversité de la forêt ». De quoi réjouir les productivistes de l’ONF… Ce chercheur a choisi d’étudier des espèces non forestières dans une forêt appelée à le rester : cherchez l’erreur ! C’est comme si un spécialiste des arbustes commençait une étude dans une prairie fauchée chaque année. Si les serpents vivaient là avant la mise en réserve intégrale, c’est bien parce que les coupes maintenaient artificiellement des espaces ouverts qui leur étaient favorables mais se reboisaient naturellement ensuite. Vouloir maintenir des espèces de milieux ouverts dans des forêts à canopée dense est un non-sens écologique qui conduit à des actes de gestion anti-nature, c’est-à-dire qui empêchent la dynamique naturelle de la végétation de s’exprimer. Notre herpétologue ne dit pas un mot sur le fait que cette réserve intégrale est entourée d’un océan agricole intensif totalement inhospitalier pour les serpents, alors que c’est dans ces milieux ouverts qu’il devrait travailler avec le monde agricole pour obtenir des biotopes favorables, mais c’est une autre histoire. Il ne faut vraiment pas aimer la forêt pour ne pas se réjouir de la présence d’une réserve forestière intégrale dans un département qui possède un taux de boisement de 9 % !

Le troisième sujet se déroule en Rhénanie du Nord-Westphalie, plus précisément dans le Parc national de la Senne, composé de forêts et de landes, qui jouxte un terrain militaire avec entraînement de chars. Les gestionnaires du parc lorgnent sur ce terrain et y voient des milieux qui n’existent pas dans leur parc, à savoir des ornières et des zones de sable nu dues au passage des chars qui accueillent le crapaud calamite et une guêpe souterraine, des espèces spécifiques à ces biotopes. Il n’y a aucun doute que les vastes terrains militaires, étant dénués d’agriculture industrielle et d’urbanisation (mais pas de polluants liés aux munitions utilisées), présentent un immense avantage pour la nature. Ceci dit, le passage fréquent des chars n’offre aucune garantie de pérennité aux espèces qui profitent momentanément des perturbations occasionnées par la circulation. Le parc a donc décidé de copier les militaires à grand renfort de pelle mécanique pour décaper le sol et atteindre la couche de sable qui constitue le biotope désiré. Mais immanquablement, ce milieu évoluera et disparaîtra comme tous les milieux pionniers, ce qui lie le gestionnaire à son biotope sur une longue durée, mais n’est-ce pas le but recherché ?

L’homme n’a aucune humilité face à la nature et plutôt que de s’extasier sur ce qu’elle est capable de faire, créer de la diversité en dehors de notre volonté, préfère lui-même décider des espèces qui doivent exister et qui deviennent ainsi dépendantes de l’homme. Le gestionnaire interviewé, conducteur de pelle pour la biodiversité, a quelque remords et reconnaît l’aspect destructeur de son geste. Mais les remords sont vite balayés car au bout de quelques années, il est fier de dire que « la » biodiversité a augmenté : comprenez les espèces souhaitées sont présentes. A cela s’ajoute l’introduction de vaches Galloway et de chevaux dans les sous-bois, autre grande mode actuelle sur la foi d’une autre légende qui veut que dans les forêts de l’Holocène vivaient des grands herbivores (bisons, aurochs, élans) qui entretenaient des clairières en forêt, ce qu’aucune donnée palynologique et archéoécologique ne vient confirmer (2). Ces grands herbivores ont existé, mais ils avaient une certaine répartition biogéographique, ne fréquentaient pas tous les types de forêts, avaient des prédateurs dont l’homme chasseur-cueilleur et quand des clairières ont existé en forêt, elles étaient la plupart du temps le fait de l’homme, notamment pour attirer et chasser les herbivores. Des clairières naturelles étaient bien présentes, mais dues à des conditions de sols et de topographie particulières comme des zones humides ou très sèches contraignantes pour la végétation ligneuse, c’est ce genre de biotopes qui devaient attirer les herbivores. Enfin, le parc de Senne poursuit son travail de jardinage par le débroussaillage des landes pour l’engoulevent d’Europe qui niche au sol dans ce type de milieu, une espèce typiquement nomade qui se déplace au gré des ouvertures que l’homme n’a pas manqué de faire dans les forêts exploitées (observation personnelle). Ces espèces des milieux ouverts ont bénéficié de la transformation des écosystèmes par l’homme et devaient être naturellement rares. Tout ce travail est fait pour les oiseaux et notre gestionnaire est heureux de constater que le nombre de couples d’oiseaux nicheurs figurant sur la liste rouge locale a été multiplié par 10 (rien n’est dit sur le nombre d’espèces). Le gestionnaire aime les chiffres et son plan de gestion ressemble à une prévision comptable d’entreprise, la sienne étant de produire de la biodiversité. Hélas dans la nature quantité ne rime pas forcément avec diversité car dans un écosystème plus la diversité est grande et moins il y a d’individus de chaque espèce.

Un quatrième sujet aborde l’exemple de la région du lac de Constance où un ornithologue connu en Allemagne et outre-Rhin a lancé un programme de « création » de biotope pour oiseaux, plantes et insectes, constatant les ravages de l’agriculture industrielle. Ce projet consiste à créer tous les 10 km un biotope « type » : étang avec des îlots, ceinture de roselière et prairie fleurie. L’exemple présenté nous montre une pelle en action pour l’excavation nécessaire au futur étang, en lieu et place d’une friche humide. Comme les engins ont tassé le sol autour de l’étang, notre ornithologue sème un mélange de graines de plantes à fleurs (qu’on espère locales) pour accélérer le processus de cicatrisation végétale. On reste pantois sur le fait qu’un naturaliste, censé aimer la nature, préfère détruire une friche, qu’on peut qualifier de naturelle car ne dépendant plus de l’homme, pour créer ce que je nommerai un « kit biodiversitaire » (amphibiens liés à l’étang, oiseaux liés aux îlots et à la roselière, insectes liés aux plantes à fleurs) dépendant de l’homme car l’étang se comblera, la roselière et la prairie se boiseront et les espèces ciblées régresseront, voire disparaîtront, d’où un cycle interventionniste sans fin. L’ornithologue avoue que ces kits sont des sortes d’arches de Noé et son espoir est qu’ils servent plus tard au rétablissement de la nature à plus grande échelle, quand l’agriculture aura changé de modèle.

Le documentaire traite effectivement de cette agriculture intensive, créatrice de milieux ouverts, devenus des déserts écologiques. Un jeune agriculteur a planté des bandes enherbés pour les insectes à côté de ses champs et installé des carrés de pois ou de luzerne pour l’alouette des champs. On peut se demander quel est l’impact des traitements chimiques juste à côté d’une bande enherbée ou d’un carré de luzerne noyé dans l’immensité du champ. Mais ce genre d’expérience montre vite ses limites avec le discours clair et net de l’agriculteur : il faut que ces mesures soient rentables, donc il faut bien nous payer pour cela. L’échec des mesures agri-environnementales a montré les limites de ce genre de pratiques qui s’arrêtent quand cessent les subventions ou qui ne sont pas incitatives par rapport aux subventions pour la production de blé ou de maïs. Ces bandes enherbées sont un pis-aller et un scientifique allemand explique que les insectes auxiliaires des plantes agricoles, notamment ceux qui consomment les pucerons, ont besoin non seulement de ces zones fleuries mais aussi d’autres micro-biotopes proches les uns des autres pour leur permettre de vivre leur cycle complet, comme des haies, des bosquets, des arbres isolés, des fossés bref tout ce que l’agriculture intensive a consciencieusement éliminé depuis des décennies. Ces timides actions menées dans le monde agricole sont illustrées par un dernier exemple pris dans le bocage breton, avec un suivi des chercheurs de l’INRAE de Rennes. Le bocage est sans doute le meilleur modèle, conciliant agriculture et nature, mais là aussi la destruction des haies est allée plus vite que la replantation.

La fin du documentaire est consacrée à la Lusace, région de l’est de l’Allemagne où les mines de lignite à ciel ouvert ont ravagé des paysages entiers. Après leur fermeture, il est resté des paysages lunaires, des étangs, des terrils, mais comme pour les terrains militaires, pas de maisons, pas de zones agricoles et pas de route. Comme toujours, la nature a repris ses droits : le loup s’est installé venant de Pologne, les grues profitent des étendues d’eau, le crapaud vert est présent, lui qui affectionne les déchets industriels et les terres arables abandonnées et enfin les hirondelles de rivage nichent dans les terrils. La fondation Heinz Sielmann a acheté 3 000 ha de zone abandonnée. A ce moment précis, on pouvait se dire que l’occasion se présentait enfin de laisser faire la nature. Ce d’autant qu’un scientifique tenait un langage laissant espérer le lâcher prise : « il faut observer la transformation de ce paysage, on ne peut rien prévoir, on doit documenter ce qui se passe ». Mais manifestement au nom du maintien d’une mosaïque d’habitats, on y pratique un pâturage avec des moutons, alors que les ongulés sauvages sont présents et que sur une telle surface, la nature peut créer seule cette mosaïque, question de temps et de patience.

Deux citations viennent à l’esprit quand on voit la persistance du dogme de la gestion interventionniste de la biodiversité, telle qu’elle est illustrée dans ce documentaire. Celle de Robert Hainard, artiste, naturaliste et philosophe, qui en 1967 nous mettait en garde, tel le visionnaire qu’il était : « Si la nature parfaitement sauvage et parfaitement spontanée ne reste le but et le critère sans doute jamais accessible, on ne voit pas comment la protection de la nature évitera de se résorber dans la culture, l’élevage et le jardinage. » Les interventions des gestionnaires de la biodiversité procèdent du même réflexe que celui des aménageurs, ce que Hainard nommait « l’orgueil technocratique » qui donne l’illusion que l’on peut se satisfaire de la pénurie de nature. Sur le plan stratégique, tous les moyens mis dans ce jardinage de la biodiversité ne sont plus disponibles pour sensibiliser à la nature sauvage, pour prendre le temps d’observer et de comprendre les processus écologiques, pour rassembler des fonds permettant des acquisitions foncières conséquentes ou pour mener un combat plus politique afin de changer la gestion agricole et sylvicole de la matrice. Sinon, comment espérer de ces sites minuscules sous contrôle qu’ils soient les foyers de dissémination de demain pour la recolonisation d’espèces ? Enfin, la citation du généticien André Langaney, « l’idée de « conserver une nature » qui ne cesse de changer est un mirage lié à la courte durée de la vie humaine » (4), renvoie au fait que nous entrons dans un cycle de changements globaux profonds qui vont entraîner des bouleversements (incendies, pathogènes, sécheresses, inondations, recul du trait de côte) auxquels la meilleure manière de répondre pour les gestionnaires de la biodiversité est de laisser faire les dynamiques naturelles plutôt que de s’arc-bouter sur une vision fixiste de la nature avec des interventions qui seront obsolètes face aux perturbations d’une ampleur jamais connue depuis la naissance de la protection de la nature moderne. Finalement, ce documentaire aurait dû s’intituler « Biodiversité : laisser faire ou intervenir », cela aurait été plus clair.

* Ecologue

Pour visionner ce documentaire, cliquez ici.

(1) Génot J-C. 2020. La nature malade de la gestion. Editions Hesse. 240 p.

(2) Mitchell F.J.G. 2005. How open were European primeval forests? Hypothesis testing using palaeoecological data. Journal of Ecology 93 : 168-177. Whitehouse N.J. & Smith D. 2010. How fragmented was the British Holocene wildwood? Perspectives on the “Vera” grazing debate from the fossil beetle record. Quaternary Science Reviews 29 : 539-553.

(3) Hainard R. 1967. Faut-il « aménager » la nature ? Bulletin Ligue Suisse Protection de la Nature n° 5 : 134-136.

(4) Le congél… seule solution pour la biodiversité ? Le point de vue du généticien André Langaney. 2015. Espaces naturels n° 50 : 18-19.

 

Photo du haut : Jean-Claude Génot