Crise de l’eau en Algérie : le retour en force des citernes

L’absence de pluies inquiète les Algériens. Le dimanche 7 mai 2023, une atmosphère fortement humide et un ciel nuageux ont produit des fines gouttelettes de pluie qui sont tombées sur Alger, furtivement, à peine de quoi mouiller la chaussée. Puis, rien.

par M’hamed Rebah

Quelques jours avant, fin avril, face à la gravité de la situation hydrique créée par l’absence de précipitations, dans un contexte climatique plutôt chaud et sec, le ministère des Affaires religieuses a appelé à l’accomplissement de Salat El-Istisqâ (prière de la demande de la pluie), à travers toutes les mosquées du pays. Tout aussi significative, la mise en garde, au même moment, du ministère de la Santé contre la hausse sensible de la température. Les spécialistes de la prévention ont recommandé de « penser à prendre plusieurs douches par jour et boire suffisamment d’eau », encore faut-il qu’il y en ait au robinet. La citerne arrive à suppléer la coupure d’eau quand le programme de rationnement établi par la société de distribution permet son remplissage régulier. Ce n’est pas toujours le cas, comme en témoignent les informations rapportées par les correspondants régionaux des médias.

Le rationnement

Alors que la saison printanière est bien entamée, cela fait quelque temps que l’Office national de la météorologie (ONM) n’a pas émis de bulletin météorologique annonçant de bonnes pluies en Algérie. La pénurie d’eau a renforcé la pratique du stockage de cette denrée, dans tous les récipients qui s’y prêtent, mais, pour autant, la rareté n’a pas encore créé le réflexe de l’économie d’eau. Au niveau des pouvoirs publics, le souci majeur reste d’assurer la distribution continue de l’eau potable; une distribution « rationnelle », précise le communiqué du Conseil des ministres du 16 avril. Et « équitable », insiste le président Abdelmadjid Tebboune.

Plus récemment, lors de son entrevue périodique avec des représentants de médias nationaux, en marge de la célébration de la Journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai, le président Tebboune a annoncé que, « même si, dans certaines localités, le citoyen ne pourra pas avoir l’eau potable 24h/24, il sera, toutefois, alimenté quelques heures par jour ou un jour sur deux ». De son côté, le ministre de l’Hydraulique, Taha Derbal, a présenté au gouvernement une communication sur le programme d’urgence d’approvisionnement en eau potable et les mesures prises pour pallier le stress hydrique au niveau des wilayas concernées.

L’économie de l’eau

En même temps, l’économie de l’eau n’est pas absente des préoccupations du chef de l’Etat. Il a donné des instructions pour mobiliser les services de l’Intérieur, de l’Hydraulique, de l’Agriculture, de l’Industrie et de l’Environnement pour mettre en place une nouvelle politique permettant d’économiser l’eau à l’échelle nationale et de préserver la richesse hydrique souterraine. Selon le ministre de l’Hydraulique, les eaux souterraines qui étaient exploitées à 35 à 40 %, il y a cinq ans, représentent aujourd’hui un taux d’exploitation de 60 %.

En Conseil des ministres, le président Tebboune a « enjoint d’utiliser les dernières technologies pour réguler la consommation d’eau en vue de préserver cette ressource vitale ». Cela signifie : des installations appropriées dans les établissements et lieux publics (robinetterie, chasse d’eau), pour réduire la consommation d’eau, dans l’industrie pour l’éco-efficacité, et dans l’agriculture pour une irrigation efficiente; et aussi, la résorption des fuites (dans les réseaux mais aussi à l’intérieur des habitations, après le compteur), le civisme des consommateurs incité par l’intervention de la police de l’eau.
Seulement, rien n’impose l’installation d’équipements sanitaires – robinet, chasse, douche – ou d’appareils ménagers, à faible consommation d’eau, qui répondent aux critères d’efficacité et d’économie. Est-ce que les programmes d’habitat intègrent la contrainte de la rareté de l’eau et prévoient, de façon volontaire, ce type d’équipements ? Les réparations et l’entretien domestiques des installations et canalisations, surtout quand les pertes d’eau ne sont pas négligeables, sont-ils systématiquement effectués ? Dans l’industrie, le recyclage des eaux est-il généralisé ? Et surtout, dans l’agriculture, la pratique de cultures et l’utilisation de techniques d’irrigation qui consomment peu d’eau sont-elles entrées dans les habitudes, aussi bien des agriculteurs que des pouvoirs publics ?

L’eau pour l’agriculture

L’agriculture est durement touchée par les retards, voire l’absence de précipitations. Le ministère de l’Agriculture et du Développement rural n’a pas attendu longtemps pour inciter, dès fin mars, tous les producteurs de céréales des wilayas du nord du pays disposant de ressources hydriques exploitables à « entamer l’irrigation complémentaire avec un volume de 30 à 40 mm, en veillant à utiliser des appareils d’irrigation économiques ». Le but : sécuriser la production en cette période, qualifiée de « sensible », de la saison, en évitant les effets négatifs de la pénurie d’eau et atteindre les objectifs fixés en matière de production de céréales.

Pour notre confrère Le Quotidien d’Oran (27 avril 2023), qui rendait compte de la première sortie dans la wilaya d’Oran, sur le terrain, d’une commission technique pour évaluer de près les cultures céréalières, après la sécheresse qui a frappé la wilaya cette saison, les cultures sont compromises. Le secrétaire général du Conseil national interprofessionnel de la filière céréalière (CNIFC), Abdelghani Benali, le confirme à la chaîne 2 de la radio algérienne (23 avril 2023) : « les agriculteurs ne s’attendaient pas à cette situation. On pensait que durant les mois de mars et d’avril il y aurait des pluies mais ce n’était pas le cas. Beaucoup de récoltes sont perdues, car on n’a pas suffisamment de retenues d’eau pour faire l’irrigation d’appoint ».
Le 3 mai, lors de son entrevue avec les médias, répondant à la question d’un journaliste, le président Tebboune a estimé que, dans cette situation, les objectifs ambitieux dans la céréaliculture ne seront probablement pas atteints. Il fait constater que le climat change sur toute la planète et recommande de développer les techniques d’irrigation de goutte à goutte et d’encourager les cultures, comme les plantes rustiques, qui ne consomment pas beaucoup d’eau. C’est l’avis du Pr Tarik Hartani, directeur de l’Ecole nationale supérieur d’agronomie, qui demande aux agriculteurs de « ne pas s’orienter uniquement sur la pastèque et sur la fraise, génératrices de richesses certes mais grosses consommatrices d’eau, alors que le citoyen peut s’en passer ainsi que de l’artichaut, mais pas de pain ». Dans un entretien accordé à la chaîne 3 de la radio algérienne (invité de la rédaction, 25 avril 2023), il appelle à « sanctuariser » des espaces dédiés à la production de blé.

Les stations de dessalement

Le président Tebboune évoque la réutilisation des eaux usées épurées dans l’irrigation des périmètres agricoles, déplorant qu’à peine 20 % des eaux usées soient recyclées. La réutilisation des eaux usées épurées et le dessalement de l’eau de mer font partie de la stratégie de mobilisation des eaux non conventionnelles destinée à réduire la dépendance de la pluviométrie pour les ressources en eau. La généralisation des stations de dessalement d’eau de mer, de différentes dimensions, sur le littoral, revient comme un leitmotiv dans les interventions du président Tebboune à propos de l’eau. Elles alimenteront toutes les villes côtières et pourront bénéficier également aux régions des Hauts Plateaux.

Un programme complémentaire de réalisation de stations de dessalement de l’eau de mer a été lancé en urgence en 2021. D’après Sofiane Zamiche, directeur du développement à Algerian Energie Company (AEC, une filiale de Sonatrach), qui intervenait sur la chaîne 1 de la radio algérienne (25 avril 2023), trois stations sont pratiquement achevées, dont deux à Alger (10.000 m3/jour et 60.000 m3/j) et une à Boumerdes (80.000 m3/j) ; cinq autres stations d’une capacité de 300 000 m3/jour chacune, sont en cours de réalisation dans les wilayas d’El Tarf, Bejaia, Boumerdès, Tipaza et Oran.

Selon les données officielles, le taux des eaux dessalées par rapport aux besoins en eau potable est actuellement estimé à environ 18 %, à l’aide de 13 stations de dessalement réparties le long de la bande côtière, avec une capacité totale avoisinant 2,7 millions de m3/jour. Ce taux passera en 2024, à 42 % avec la mise en service des cinq stations de dessalement, en cours de réalisation.

Une Agence nationale de dessalement de l’eau (ANDE), a été créée pour la mise en œuvre de la politique nationale en matière de dessalement de l’eau. D’ici 2030, et avec la mise en service de six autres stations de dessalement dont les travaux de réalisation seront lancés en 2025, le taux d’eau potable issu du dessalement atteindra 60 % des besoins nationaux, et le reste serait partagé, 20 % chacun, entre les eaux superficielles (barrages) et les eaux souterraines (nappes phréatiques). Pour les villes du sud du pays, il y a les nappes albiennes, dont une partie des eaux sera transférée vers les Hauts Plateaux.

Les dessous de table

En moins de vingt ans, depuis le début des années 2000, selon des déclarations officielles, l’Etat a engagé 54 milliards de dollars (environ 49 milliards d’euros) pour construire des barrages, des stations de dessalement de l’eau de mer et des systèmes de transfert d’eau sur des centaines de kilomètres, dans le but de satisfaire les besoins du pays. Quatre anciens ministres qui étaient chargés du département de l’Hydraulique (sous diverses appellations) durant cette période, ont été placés sous mandat de dépôt ces dernières années, pour des affaires de corruption, et sont actuellement en prison. C’est comme si la corruption tournait en orbite fatale autour des affaires de l’eau.

En avril 2000, déjà, en parfait connaisseur, Ahmed Hemmadi (ingénieur du génie rural, secrétaire général, en 1971, du premier département ministériel de l’Hydraulique, décédé le 25 janvier 2002), lançait, sur le ton de la dérision, un sérieux avertissement:  « La corruption a pris de telles proportions diffuses que vouloir lutter contre elle relève de l’appel au génocide ». L’exemple qu’il a donné : « La cross-connexion? Elle est bien sûr due à la vétusté des réseaux, à des accidents imprévisibles mais elle est aussi due à des malfaçons bizarres et récentes ». « Alors, dessous-de-table, pas dessous-de-table ? », écrivait-il, d’un air faussement naïf, dans Le Matin du 11 avril 2000, quotidien algérien, aujourd’hui disparu.

Dans les années 1980 et 1990, le secteur de l’hydraulique a bénéficié d’importantes ressources externes (plusieurs centaines de millions d’euros) sous forme de prêts accordés par la Banque mondiale. Les conditions liées aux financements de projets par cette institution financière internationale excluaient souvent, et de diverses façons, plus ou moins subtiles, le recours aux entreprises, équipements et produits nationaux et étaient plutôt défavorables aux expertises et aux solutions nationales. Chacun a pu constater que ces projets avaient fini par devenir une fin en soi puisque très souvent leurs objectifs n’étaient pas atteints ou alors avec des retards intolérables et des malfaçons que les entreprises algériennes étaient ensuite obligées de corriger.

Le casse-tête des chiffres

Quand on écrit sur l’eau, les chiffres sont inévitables, incontournables. Tous les rapports des experts internationaux qui travaillent sur l’eau et l’assainissement regorgent de chiffres. Seulement, en Algérie, chaque source d’information a ses combinaisons. Feu Ahmed Hemmadi avait résumé ce constat dans une pertinente observation : « il est impossible de mettre les responsables d’accord sur le nombre de stations d’épuration à l’arrêt ». La difficulté à évaluer les ressources en eau existe dans tellement de pays qu’elle a mérité une mention spéciale dans l’Agenda 21 (adopté lors du Sommet de la Terre de Rio, en juin 1992).

Exemple : à propos de la nappe albienne au sud du pays, « les 50 000 milliards de m3 d’eau sont-ils disponibles ? », s’interroge le Pr Tarik Hartani (chaîne 3 de la radio algérienne, invité de la rédaction, 25 avril 2023). Il pose une autre question:  « est-ce que ce n’est pas 40 000 milliards de m3 ? ». Il cite la ville de Tamanrasset qui est alimentée par la nappe d’In Salah avec un débit de 700 000 m3/jour, et trouve que c’est énorme. Les chiffres doivent être, selon lui, bien précisés et bien maîtrisés, entendre par là, vérifiés. Pour Hocine Khiati (septembre 2021, contribution), concernant la même nappe, « si les évaluations des ressources hydriques vont de 24 000 milliards de m3 (Vernet-Savornin) à 60 000 milliards de m3 (étude Unesco), il conviendrait de prendre ces chiffres impressionnants avec prudence dans la mesure où le taux d’exploitation des aquifères n’est pas estimé ». Les spécialistes qui connaissent bien la nappe albienne, signalent que l’estimation initiale à 60 000 milliards de m3 est théorique et pourrait être « bien inférieure, loin en tout cas des formidables réserves que l’on croit détenir ». Ils recommandent « la prudence quant à son exploitation, surtout que ces ressources ne sont pas renouvelables à un rythme correspondant aux exigences du développement durable ».

Cet article a été publié dans La Nouvelle République (Alger) du  mercredi 10 mai 2023.

 

Photo du haut : l’eau est rare © Hélène Baudart/Flickr