Double échec pour le préfet de l’Isère dans ses attaques contre le commissaire enquêteur Gabriel Ullmann

Deux décisions de justice illustrent les pressions et les attaques dont peuvent faire l’objet des commissaires enquêteurs qui osent émettre des avis défavorables.

par Jean-Pierre Laucarlin

Ces collaborateurs occasionnels du service public sont désignés par le président du Tribunal administratif pour conduire des enquêtes publiques, dont l’objet est de recueillir et d’analyser les propositions et contre-propositions du public sur des projets d’aménagement ou d’urbanisme et de rendre des conclusions motivées favorables ou non à ces projets. C’est un des rares moments de démocratie environnementale, quand ces enquêtes sont bien menées. Porter atteinte aux commissaires enquêteurs, c’est porter atteinte à la démocratie.

Origine de la radiation de Gabriel Ullmann

En juillet 2018, la commission d’enquête sur le projet Inspira (zone industrielle de 250 hectares au Nord-Isère, comprenant des sites dangereux Seveso) avait donné un avis défavorable à l’unanimité. Il s’en était suivi la radiation de son président, le commissaire enquêteur Gabriel Ullmann (NDLR : membre des JNE), quelques mois plus tard, en décembre, à la demande du préfet de l’Isère, qui siège par ailleurs au comité stratégique d’Inspira.

Les conclusions de la commission d’enquête avaient particulièrement pointé le grave déficit de la nappe phréatique, mettant ainsi notamment en péril la réserve naturelle nationale de la Platière (réserve alluviale). L’implantation de nombreuses industries qui auraient encore pompé dans cette nappe paraissait rédhibitoire. C’est bien ce qu’a conclu le Tribunal administratif de Grenoble en annulant d’abord l’autorisation environnementale d’Inspira, puis sa déclaration d’utilité publique. Il a incidemment reconnu la valeur des conclusions de la commission d’enquête, tout comme le Tribunal administratif de Lyon, qui avait déjà souligné la qualité du travail de la commission.

Annulation de la radiation : aucun manquement par Gabriel Ullmann

La radiation vient d’être annulée par une nouvelle décision de justice, le 1er mars 2023 (CAA Lyon, 1er mars 2023, n° 20LY03779).

La cour administrative d’appel de Lyon a considéré que « les obligations de réserve et de neutralité ne sont pas applicables au commissaire enquêteur, qui n’est pas un agent public » et que la teneur prétendument inappropriée de courriels de la commission d’enquête adressés par Gabriel Ullmann, « dont il n’était pas démontré l’incidence sur la conduite de l’enquête publique », ne pouvait caractériser un prétendu manque d’objectivité. Les juges d’appel n’ont ainsi relevé aucun manquement de sa part dans l’exercice de ses fonctions. Ils ont enjoint la commission d’aptitude des commissaires enquêteurs de le réintégrer dans un délai de deux mois.

Mise en cause des commissions d’aptitude des commissaires enquêteurs

De façon indirecte, mais claire, l’annulation de la radiation par la commission d’aptitude de l’Isère aux fonctions de commissaire enquêteur remet en cause sa composition. Chargées de recruter, de renouveler ou non, voire de sanctionner, les commissaires enquêteurs, ces commissions départementales comprennent très majoritairement des maîtres d’ouvrage publics et des décideurs (Etat et collectivités) qui font appel aux commissaires enquêteurs… pour leurs propres projets. Des conflits d’intérêts peuvent dès lors apparaître.

Lors de l’audience de la Cour de Lyon le 14 février 2023, le rapporteur public avait bien résumé la situation : « Aucun manquement dans le déroulé de ses enquêtes publiques. Atteinte à sa libre expression en dehors de ses enquêtes. Radiation s’apparente à un détournement de procédure. Situation plus que regrettable. Remise en cause des fonctions du commissaire enquêteur. Grave dérive des enquêtes publiques ».

Le Défenseur des droits avait préalablement conclu que la commission de radiation avait traité Gabriel Ullmann « de manière défavorable» lors de la procédure de radiation, notamment « sur le fondement de ses convictions publiquement exprimées ». Ce qui répond très exactement à la définition de la discrimination, telle qu’elle est énoncée dans la loi.

Le ministère de la Transition écologique avait ensuite, lui-même, précisé que « les dispositions du code de l’environnement ne sauraient être interprétées comme ayant pour effet de permettre une participation des représentants de l’État aux délibérations de la commission d’aptitude lorsque les intéressés sont à l’origine des poursuites ». Ce qui a pourtant précisément été le cas, puisque tant l’Etat que le département de l’Isère avaient été juges et parties, d’abord en sollicitant l’éviction ou la radiation de M. Ullmann, puis en votant pour cette dernière.

Attaques de la part des préfets de l’Isère et de la Savoie contre M. Ullmann

Le second jugement relève du Tribunal administratif de Paris (TA Paris, 22 février 2023, n° 2126907/5-3). A la suite de la radiation de Gabriel Ullmann, à la demande du préfet de l’Isère, Lionel Beffre, celui-ci n’a pas hésité à procéder à des attaques publiques, en tenant des propos jugés « notamment véhéments » par le Tribunal. Il en fut de même, à l’occasion d’une réunion publique de la part du préfet de la Savoie, à la suite d’un autre avis défavorable de Gabriel Ullmann.

Aussi, le Tribunal administratif de Paris enjoint-il au ministre de la Transition écologique d’accorder à M. Ullmann le bénéfice de la protection fonctionnelle, « à raison de sa mise en cause publique par les services de la préfecture de la Savoie et par le préfet de l’Isère dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent jugement ».

Ainsi, le préfet Beffre a entendu voir imposer un devoir de réserve, qui ne s’appliquait pas, à Gabriel Ullmann, tout en s’affranchissant délibérément du sien, qui s’imposait strictement, comme l’exige son ministère de tutelle.

« Le devoir de réserve désigne l’obligation faite à tout agent public de faire preuve de réserve et de retenue dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles.
Le devoir de réserve ne concerne pas le contenu de vos opinions, mais leur mode d’expression.
Le devoir de réserve s’applique plus ou moins rigoureusement selon les critères suivants :
Place dans la hiérarchie (l’expression des hauts fonctionnaires est jugée par exemple plus sévèrement)
Publicité donnée à vos propos (selon par exemple que vous vous exprimez dans un journal local ou dans un média national)
Formes d’expression (par exemple si vous avez utilisé ou non des termes injurieux ou outranciers)
L’obligation de réserve vous impose aussi d’éviter en toutes circonstances les comportements pouvant porter atteinte à la considération du service public par les usagers.
(…) Le non-respect de l’obligation de réserve peut justifier qu’une procédure disciplinaire soit engagée à votre encontre ».

Tous ces faits illustrent la pression, voire la répression, qui peut s’exercer à l’encontre de commissaires enquêteurs qui n’hésitent pas à donner, en toute indépendance, des avis défavorables quand ils le jugent nécessaires.

Rappelons que, selon un témoin membre de la commission d’aptitude de l’Isère, le secrétaire général de la préfecture avait ouvert les débats lors de l’audition de Gabriel Ullmann, en vue de sa radiation, « en lui reprochant clairement de donner depuis quelques années trop souvent un avis défavorable sur les dossiers à lui confiés ». « Le Secrétaire Général en a conclu devant l’intéressé que cette attitude n’est pas celle que doit adopter un commissaire enquêteur neutre et impartial (…) ».

Photo du haut : Gabriel Ullmann © DR