Vingt ans après la disparition de François Terrasson, chercheur au Muséum National d’Histoire Naturelle et membre des JNE, notre association organise le 8 janvier 2026 à l’Académie du climat (Paris) une rencontre autour de notre rapport à la nature. Voici sa réponse à la question « Qu’est-ce que la nature ? »
« La nature, je ne sais pas ce que c’est ! » « La nature, ça n’existe pas ! »
Voilà ce qu’on entend de plus en plus de la part de divers décideurs, politiques, technocrates…
Sous entendu, bien sûr : « si ça n’existe pas, on peut y aller : bétonner, défricher, banaliser. Détruire du RIEN », ce n’est pas détruire…
Ne pas savoir ce qu’est la Nature, passe encore. Vivant dans l’artificiel, l’œil dans les néons et le nez dans les vapeurs d’essences, le citoyen moderne citadin a quelques excuses.
Mais déclarer l’inexistence de la nature relève de la psychiatrie.
Car enfin, quelque part, il y a bien les Papillons qui volent, les Piranhas qui mordent, les Araignées qui tissent leur toile.
Est-ce qu’ils ne sont pas « naturels » ? Ah, oui ! Mais justement, qu’est-ce que le « Naturel » ?
Pour le savoir, il faut se promener à travers les civilisations. Et aussi dans nos propres têtes, Si on va voir les Inuits du Grand Nord « Eskimos » on s’aperçoit qu’eux aussi ont un concept pour désigner à la fois les ours blancs, les aurores boréales, et tout le reste non fabriqué par l’homme. Ca ne s’exprime cependant pas, comme chez nous, par un seul mot. Mais par toute une phrase. Ce qui est heureux, parce que, du coup, ça nous donne la définition : la nature est tout ce qui fonctionne en dehors de l’intervention humaine.
Si vous doutez, allez voir les Jivaros. Ou les Sioux, les Lapons, les Bamilekés, les Bouriates, les Tchouktches e les Berrichons.
Si vous doutez encore, allez-vous voir vous-même ! A l’intérieur de nos cerveaux une machine à classer les objets est en marche. L’un de ses critères principaux est de séparer ce qui est réalisé par la volonté humaine et ce qui existerait de toute façon sans l’intervention de celle-ci. Son fonctionnement est imparable. On trouve bien sûr des gens qui vous déclarent que la Tour Eiffel fait partie de la Nature. Mais, pour peu qu’on les cuisine on s’aperçoit que c’est une position volontariste qu’ils prennent là. Pour embêter l’interlocuteur. Car au niveau émotionnel, sensible, ils finissent par en convenir, c’est plutôt, et même seulement, une grenouille ou un chardon qu’ils identifieront comme « naturel ».
Voilà. Un sourire « naturel », ça existe. Une Deux Chevaux naturelle, non !
Alors donc, on ne peut pas décider, comme ça, de ce que doit être la définition de la nature pour un être humain. Parce que le travail est déjà fait au fond de nos esprits, par notre émotivité profonde. Qui elle-même pourrait bien faire partie de la Nature.
Le sourire, le geste naturel, le mouvement spontané, la pulsion, le désir, l’instinct, en voilà des choses pour lesquelles le mot fatidique revient toujours. Ce qui se passe sans notre volonté presque sans nous, à l’intérieur de nos émotions a également reçu, dans toutes les sociétés le label « Nature ». Si on y réfléchissait vraiment, ça nous entraînerait loin, société anti-nature agressive également contre toute élan et spontanéité, névroses, violences…
C’est nous qui disons ce qu’est la Nature. Il n’y a pas, avant nous, de définition absolue. Mais nous la construisons à partir d’une égalité qui existe bel et bien, au creux des ravins et dans les méandres de nos sentiments. Ainsi nous l’avons ressenti comme ça. Le monde, l’univers qui nous contient se partage sous nos yeux. Les animaux d’un côté, les machines de l’autre. Les pierres sauvages séparées des pierres taillées. La vase ou la moquette, le comportement spontané ou l’affectation formaliste et mondaine.
Et maintenant il faut parler de la dose. Partout où nous allons le « non fabriqué par l’homme » est plus ou moins fort. Au cœur de la forêt vierge ou dans le square, ce n’est pas la même ambiance. Un petit quelque chose, une sensation vous en avertit. L’amateur de sauvage trouve au jardin public la dose trop faible. Au fond des bois la nuit, le citadin perdu marche vers l’overdose…
Ceux qui ont besoin de nature, comme ceux qui en ont peur, réagissent en fonction de lignes de forces très précises : qu’est-ce qui est non humain et non volontaire ? Combien y en a ? Cela veut dire que, finalement, la Nature n’est pas vraiment faite à partir d’espèces rares, de diversité biologique, d’équilibres écologiques. La Nature ne réside pas dans l’existence d’objets naturels, mais dans leur statut : marques par l’homme ou non, institutionnalisés ou pas.
Pour avoir la sensation qui fait passer le frisson du Naturel, l’homme a besoin de percevoir des forces qu’il n’a pas faites, venues d’ailleurs. Mystérieuses et fascinantes. Terrifiantes parfois. Tous nos espaces protégés usurpent donc la qualité dont ils se réclament. Avec leurs pancartes, leurs balises et toutes marques humaines, ils dénaturent en croyant le contraire.
L’important n’est pas qu’il y ait des ours. L’important est qu’ils soient sauvages.
F. Terrasson, Maître de conférences au Muséum d’Histoire Naturelle
Photo : François Terrasson (à g.) avec Christian Weiss © Charles Crié