Nitrates, pesticides, PFAS : l’eau des campagnes françaises est sous tension. En première ligne, les petites communes luttent pour préserver leur ressource. Entre des moyens limités et une exigence environnementale et sanitaire toujours plus grande, le combat s’annonce difficile. Cet article a reçu une mention spéciale, honorifique et non dotée dans le cadre du Prix étudiant du journalisme environnemental 2025 décerné par le JNE et l’université Paris-Dauphine avec le soutien de la Fondation Madeleine hébergée par la Fondation Dauphine.
par Nils Leprêtre
Des champs à perte de vue. Partout où l’on regarde, les grandes plaines cultivées s’étendent. Le sol limoneux profond et le climat tempéré favorisent les grandes cultures sur le plateau cauchois. Blé, maïs, orge, pomme de terre, colza, betterave sucrière, lin, pois protéagineux… Ici, on cultive pour le reste du pays. La Seine-Maritime est le premier producteur de lin en France et son douzième département agricole.
À Sommesnil, petite commune d’une centaine d’habitants longée par la Durdent, le fleuve n’a qu’une vingtaine de kilomètres à parcourir avant de se jeter dans la Manche. C’est là, au cœur du bassin d’alimentation de captage d’eau (BAC) d’Héricourt-en-Caux, que Patrick Auger exploite avec son frère 555 hectares. Le BAC est la zone où les précipitations alimentent directement un point de captage d’eau. Deux cent cinquante exploitations agricoles sur près de 12 000 hectares dépendent de cette zone. Or, l’eau du captage est polluée.
D’après une note d’août 2022 de la Direction départementale des territoires et de la mer, 15 molécules phytopharmaceutiques ont, à plusieurs reprises, dépassé le seuil de potabilité depuis 2010. En ce qui concerne les nitrates, leur concentration moyenne « stagne autour de 40 mg/l ». Une mesure encore sous le seuil maximal de 50 mg/l, mais bien au-dessus des 25 mg/l du seuil d’alerte.
Patrick Auger a travaillé toute sa carrière en agriculture conventionnelle, utilisant intrants chimiques (engrais, pesticides, herbicides) et labourant son sol. Ce type de production a un impact important sur la qualité de l’eau. Mais depuis quelques années, l’agriculteur fait évoluer ses pratiques. « Il m’a fallu un certain temps pour prendre conscience qu’il y avait un problème avec la qualité de l’eau et pour m’intéresser à d’autres voies », reconnaît-il.
La pollution de l’eau des terres environnantes n’est pourtant pas nouvelle. Depuis 2009, dans le sillage du Grenelle de l’environnement, le captage d’Héricourt-en-Caux est considéré comme « prioritaire ». Cette classification est censée protéger particulièrement des captages stratégiques, car ils alimentent une population nombreuse sans captage de secours et sont sensibles aux nitrates et aux pesticides.
Tout le territoire concerné
Or, ici comme ailleurs en France, l’eau est de plus en plus polluée, et aussi de plus en plus testée. En novembre 2024, le média Contexte révélait un rapport de 600 pages des inspections générales des ministères de la Santé, de la Transition écologique et de l’Agriculture (Igas, Igedd, CGAAER). Ces inspections pointent un « échec global de la préservation de la qualité des ressources en eau pour ce qui concernent les pesticides » et leurs produits de dégradation, les métabolites. En 40 ans, près de 12 500 captages ont fermé, n’en laissant plus que 33 000 au pays. Selon l’Office français de la biodiversité, un tiers des abandons résulte de la dégradation de l’eau.
Le rapport pointe aussi les difficultés des petites communes rurales : « les services d’eau, notamment les plus petits, expriment leurs difficultés, voire leur détresse, face aux nouveaux enjeux du traitement » des polluants. Ces communes, qui couvrent 89 % du territoire, mais ne regroupent qu’un tiers de la population, sont en première ligne pour protéger l’eau. Avec le principe « l’eau paie l’eau », elles doivent financer leurs actions sur les recettes des usagers. La double peine quand le nombre d’habitants est faible.
Mécaniquement, les plus grosses structures peuvent plus facilement absorber des dépenses élevées. Le puissant Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif) a annoncé fin 2024 un milliard d’euros d’investissements pour ajouter de nouvelles techniques de filtration à ses usines de traitement de l’eau. Le Sedif approvisionne 4,1 millions de personnes, contre 35 000 pour le Syndicat mixte d’eau et d’assainissement du Caux central (Smeacc), gestionnaire de l’eau sur la zone d’Héricourt-en-Caux.
En Seine-Maritime, depuis 2022, le Smeacc a dû, sur injonction de l’agence régionale de santé (ARS), traiter les pesticides dans son usine d’eau potable. Les travaux ont coûté sept millions d’euros hors taxes. En ce qui concerne la pollution aux nitrates, « les technologies à utiliser sont véritablement financièrement hors d’atteinte », estime Géraldine Lemaistre, directrice du syndicat.
Avec l’augmentation des molécules à tester, les gestionnaires de l’eau verront leur charge s’alourdir. Des polluants, parfois présents depuis des décennies, risquent d’être détectés. Le 23 janvier 2025, deux enquêtes distinctes de l’UFC-Que choisir, Générations futures et Eurofins ont révélé la présence généralisée de PFAS à des niveaux supérieurs aux seuils de qualité. Pour l’instant, ces composés chimiques ne sont pas systématiquement recherchés. Dès 2026, 20 PFAS seront intégrés aux contrôles réglementaires.
Entre solutions techniques et limites économiques
Au pays de Caux, le Smeacc a pris les devants en lançant une campagne sur les eaux brutes pour identifier les PFAS présents. Le charbon actif, utilisé pour absorber les micropolluants, doit être changé régulièrement. « Au départ, tous les trois ans, mais on nous a demandé de rechercher les molécules filles du chlorothalonil, plus difficiles à retenir », explique Géraldine Lemaistre. Résultat : un remplacement prévu en 2025 pour 100 000 euros, également adapté aux PFAS.
« Il est difficile de définir quoi mettre en place demain sachant qu’on recherche de plus en plus de molécules », reconnaît Géraldine Lemaistre. « À un moment donné, il faut s’arrêter et se dire : on y va. » En espérant que les améliorations prévues ne soient pas rendues caduques avant leur mise en service. « L’ingénierie sur une usine, c’est minimum quatre ans quand on bosse bien. »
En principe, il est possible de transformer n’importe quelle eau, même très polluée, en eau potable. « Sur le papier, si on met des membranes d’osmose inverse partout, on aura de l’eau potable partout et de bonne qualité », explique Benoît Teychené, enseignant-chercheur à l’université de Poitiers et spécialiste des procédés membranaires pour le traitement de l’eau. Mais ces procédés énergivores nécessiteraient d’accroître massivement la production d’énergie. Les membranes doivent aussi être changées tous les dix ans « si elles sont bien entretenues. D’où la nécessité d’avoir des techniciens bien formés ». Pour toutes ces raisons — énergétiques, techniques et financières —, « les petites communes sont très vulnérables ».
Difficile, dans ce contexte, d’éviter la hausse du prix de l’eau. Dans l’Eure, le SERPN, principal syndicat d’eau du département, a annoncé en février 2024 une augmentation de 60 %. Depuis novembre 2023, l’eau est déconseillée aux personnes fragiles, sur une partie du territoire, à cause d’une concentration trop élevée en nitrates et en métabolites de pesticides.
Jean Serreau dirige le syndicat depuis 2013. « Nous avons dû augmenter le prix de l’eau parce qu’on avait besoin d’avoir les reins solides pour faire face aux investissements nécessaires », justifie-t-il. Face à la contestation, le SERPN a opté pour une hausse plus progressive. L’augmentation initiale de 60 % va-t-elle en fait être étalée sur plusieurs années ? « Oui, bien sûr, c’est reculer pour mieux sauter ! Les besoins sont là, donc on n’a pas le choix. » Le syndicat doit construire six usines de dépollution pour environ 36 millions d’euros. Pour Jean Serreau, on est peut-être arrivé au bout du système de « l’eau paie l’eau ».
Le principe pollueur-payeur à l’épreuve
Plus on cherche de molécules, plus les analyses coûtent cher. Et plus on en trouve, plus la dépollution est coûteuse. « Au final, c’est le consommateur qui paie, ou bien le contribuable, mais c’est la même chose », déplore François Veillerette, porte-parole de Générations futures, engagé depuis plus de 30 ans contre les pesticides.
Pour le militant écologiste, qui vit en zone agricole dans l’Oise, la question de l’eau illustre une « application inversée du principe pollueur-payeur. On est plutôt sur pollué-payeur ». En France, les industriels paient une redevance aux agences de l’eau, tout comme les distributeurs de phytos avec la redevance pour pollutions diffuses (RPD). Mais ce sont les agriculteurs qui en assument le coût. Le projet de loi de finances 2024 prévoyait d’augmenter la RPD, avant que le gouvernement ne recule après une réunion avec la FNSEA.
Depuis un bel immeuble du septième arrondissement parisien, la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) accompagne les collectivités dans la gestion des services publics de l’énergie, de l’eau et du numérique. Cyrielle Vandewalle, ingénieure agronome et chargée de mission à la FNCCR, estime qu’il faudrait faire « payer les vrais responsables de la pollution » : les producteurs de produits phytosanitaires. « Il ne faut pas considérer comme uniques responsables les agriculteurs à qui on a demandé de produire plus et, au final, ces produits leur ont été conseillés voire imposés pour garantir un certain rendement », développe-t-elle.
Pour Franco Novelli, adjoint au chef du département cycle de l’eau à la FNCCR, « il serait moins cher de changer de modèle agricole que de supporter les coûts liés à l’impact sanitaire, environnemental et aux infrastructures de traitement ». Selon lui, « le traitement de l’eau doit rester temporaire, seulement en attendant de reconquérir la qualité de la ressource ». Un constat partagé par Benoît Teychené : « la solution n’est pas dans la technologie mais dans la protection de la ressource. »
Préserver la qualité de l’eau à la source, voilà la priorité pour tous les experts. Pour ce faire, le préfet peut délimiter des bassins d’alimentation de captage (BAC) et y lancer un programme d’actions contre les pollutions diffuses. Basé sur le volontariat, ce programme peut être soutenu financièrement au départ. Si la participation est insuffisante, des mesures peuvent théoriquement être imposées. Sur les captages prioritaires « Grenelle », comme celui d’Héricourt-en-Caux, l’établissement d’un tel programme est obligatoire depuis 2012.
Patrick Auger, l’agriculteur, se rappelle cette période mouvementée. « Nous avons directement senti que les choses étaient mal engagées car ils sont arrivés avec un programme préétabli, sans concertation préalable avec nous », raconte-t-il. Il décide alors de créer le Collectif des agriculteurs du captage d’Héricourt pour « se fédérer et se défendre avec l’entrée en application de la loi Grenelle ».
Mais peu à peu, la relation a évolué vers une vraie co-construction, avec davantage d’écoute des agriculteurs et, précise Géraldine Lemaistre, « en arrêtant de dire que tout était de leur faute ». Patrick Auger a senti un « changement de paradigme il y a quatre ou cinq ans. On les a sentis plus enclins à travailler avec nous ». Il a aussi remis en question ses pratiques : « On utilisait de plus en plus de chimie, les adventices [les “mauvaises” herbes] devenaient résistantes et les rendements baissaient. » À chaque forte pluie, la Durdent virait au marron. « Et ça, c’est tout le limon qui fout le camp. »
Réparer la terre pour préserver l’eau
Chemin faisant, Patrick Auger découvre un autre mode d’exploitation : l’agriculture de conservation des sols (ACS), qui limite l’érosion et régénère les terres. Avec l’aide d’un ingénieur agronome, il supprime le labour, couvre le sol en permanence et diversifie ses cultures. L’eau est aussi mieux protégée. D’opposant au programme du BAC, il en devient un soutien actif. « J’ai appris à voir le sol non plus comme un simple support, mais comme quelque chose de vivant », résume-t-il.
Mais la méthode a ses limites. Une fois ses sols reconstitués, Patrick espère réduire l’usage de la chimie, sans certitude. Au départ, l’absence de travail du sol oblige à recourir à plus d’herbicides. Pour Cyrielle Vandewalle, « si l’objectif n’est pas de sortir progressivement des phytos, ce n’est pas une solution viable près des captages. On ne peut plus se permettre de remettre des produits phytosanitaires dans le sol qu’on retrouvera dans l’eau dans 20 ans ».
Sur la communauté de communes Caux Austreberthe, voisine de celle d’Héricourt-en-Caux, Christophe Bassot gère les questions agricoles et d’érosion au Syndicat mixte du bassin versant de la vallée de l’Austreberthe et du Saffimbec (SMBVAS). Son captage unique, à Limésy, est aussi classé « Grenelle ». Il essaie de convaincre les agriculteurs de planter des haies pour « freiner suffisamment la vitesse du ruissellement de l’eau afin qu’il n’y ait pas d’arrachement de terre ».
Malgré ces efforts, Christophe Bassot constate : « la situation se dégrade plus qu’elle ne s’améliore. On a fait au moins pire, mais on n’a pas réussi à améliorer les choses. » Il faut dire que le métier d’animateur de bassin, qu’il exerce depuis 15 ans, n’est pas simple. « On demande aux agriculteurs de remettre en cause les pratiques apprises de leurs parents et grands- parents. » Pour Géraldine Lemaistre, il est aussi difficile « de ne pas toucher toujours les mêmes agriculteurs » et d’élargir le dialogue.
Christophe Bouillon, président de la communauté de communes Caux Austreberthe et maire de Barentin, nous reçoit dans sa mairie. Pour l’ancien député, il fallait sortir d’une relation « où nous allions voir les agriculteurs uniquement sur les sujets liés à la pollution des eaux ». La collectivité tente de « multiplier les points d’entrée » : projets économiques, agrotourisme, partenariats avec la chambre d’agriculture. « Cette politique intégrée permet d’apaiser les relations en créant un rapport de confiance », résume-t-il. Mais les moyens manquent. « Il faudrait une armée d’animateurs BAC pour accompagner ce secteur agricole en crise », admet Nicolas Gaillet.
Au cœur de toutes ces difficultés, les communes rurales n’ont pas fini d’écoper. À la qualité de l’eau, s’ajoute désormais la question de la quantité. L’urgence climatique redéfinit le cycle de l’eau et exacerbe les tensions sur la ressource. Développés après la Seconde Guerre mondiale, les réseaux de canalisations arrivent en fin de vie. Tous ces chantiers nécessitent des investissements considérables. La question n’est plus seulement de savoir comment fournir de l’eau potable. Il est temps de se demander, collectivement, jusqu’où nous sommes prêts à aller pour reconquérir la qualité de l’eau. Et à quel prix.