Le Sommet des Nations Unies pour l’Océan (UNOC 2025), tenu à Nice, avait pour ambition de faire converger les efforts mondiaux pour la protection des océans. Mais derrière les promesses et les discours, le Sommet a surtout mis en lumière un décalage profond entre les annonces officielles et la réalité des moyens mis en œuvre. Un constat qui soulève une question simple : voulons-nous vraiment changer les choses ?
par Frédérica Gilbert *
Des engagements réels, mais sans plan de transition
En France, la loi du 30 novembre 2021 interdit d’ici 2026 la reproduction et l’exploitation des cétacés à des fins de spectacles. L’annonce a été saluée comme une avancée majeure. Pourtant, à l’approche de l’échéance, aucune structure d’accueil spécialisée n’est encore opérationnelle pour accueillir les orques ou les dauphins concernés.
Le président Emmanuel Macron s’est publiquement félicité de la fermeture de Marineland, la présentant comme une victoire écologique. Mais dans les faits, aucune solution concrète n’a été mise en place pour les orques toujours sur place. Le transfert vers la Chine a été bloqué, mais les départs vers d’autres pays européens, dont les réglementations ne sont pas toujours alignées sur celles de la France, sont autorisés.
Ainsi, les orques risquent d’être déplacées une première fois, puis une seconde, faute de refuge adapté. Une fois encore, ce n’est pas le bien-être des animaux qui guide les décisions, mais l’ego politique. L’image d’une victoire est préférée à la construction d’une solution durable.
D’autant plus que, dans le même sommet, les scientifiques mettaient le doigt sur une réalité accablante : la Méditerranée est l’une des mers les plus polluées au monde en microplastiques. Une exposition frappante montrait les fragments invisibles qui colonisent chaque mètre cube d’eau.
Dans ce contexte, proposer des « sanctuaires naturels » pour des cétacés captifs ayant toujours vécu dans des milieux aseptisés, nourris de poissons congelés, semble incohérent. Exposer ces animaux à des bactéries, virus, ou à un environnement acoustique complexe sans transition, c’est comme vouloir réintroduire des orangs-outans dans une forêt dévastée. Le bien-être animal sert alors d’argument, mais c’est encore l’image qui est mise en avant. Une fois de plus, la cohérence écologique réelle passe après le symbole politique.
Quand le symbole l’emporte sur l’essentiel : vitrine technologique et verrouillage citoyen
Même en marge du thème central des océans, certains exemples technologiques illustraient les logiques dominantes de pouvoir, de profit et d’image. L’un d’eux est celui de la transition énergétique.
L’hydrogène vert, encore peu exploité, offre pourtant une alternative prometteuse aux batteries au lithium : grande autonomie, ravitaillement rapide, efficacité dans des climats extrêmes. Il peut aussi être combiné à d’autres sources comme le solaire ou l’électrique. Alors pourquoi reste-t-il à la marge ?
Plusieurs raisons freinent son développement. D’abord, le coût de production de l’hydrogène réellement « vert » (issu d’énergies renouvelables) reste élevé. Ensuite, les infrastructures de ravitaillement sont quasi inexistantes, ce qui limite son déploiement à grande échelle. Enfin, les grandes industries et lobbies ont massivement investi dans la chaîne lithium, désormais mieux intégrée au marché.
Pourtant, l’argument économique ne tient plus vraiment. De l’argent, il y en a. Beaucoup. L’organisation d’un sommet comme l’UNOC mobilise des millions, et les grands groupes présents bénéficient de subventions massives pour des projets bien moins vertueux. Même le grand bateau de recherche propulsé à l’énergie solaire, pourtant prêt à partir, reste bloqué faute de financements. Comme souvent, les projets réellement innovants, écologiquement cohérents, mais peu rentables à court terme, peinent à convaincre les financeurs.
La logique dominante ne sélectionne pas le meilleur pour le vivant, mais ce qui maximise l’image ou le retour sur investissement.
Les moteurs électriques, en particulier en mer, permettent aussi de réduire la pollution sonore, un bénéfice majeur pour la faune marine. Ce progrès est indéniable. Mais malgré ces avantages, ces innovations demeurent en marge. L’électrique basé sur le lithium, plus rentable pour l’industrie et plus facilement intégrable dans les modèles économiques actuels, continue de dominer.
Le vrai blocage n’est pas technique. Il est structurel. Tant que la logique de domination primera sur l’écoute du vivant, tant que l’image comptera plus que l’impact réel, les alternatives durables resteront marginalisées.
Une organisation verrouillée, loin des citoyens
L’organisation même du sommet posait question. Dès le 5 juin, le port Lympia a été fermé, et plusieurs zones de sécurité étanches ont été mises en place. L’accès au cœur de la conférence était strictement limité aux personnes accréditées disposant d’un badge secondaire. Les vitres teintées, les multiples cordons de sécurité, les rondes de police et les navettes officielles escortées renforçaient une impression d’élitisme et de distance.
Même les espaces labellisés comme ouverts étaient hautement contrôlés, et les échanges directs avec les décideurs restaient rares, voire impossibles. La majorité des réunions stratégiques se tenaient dans des lieux fermés, parfois sur des bateaux amarrés au large, ou dans des espaces inaccessibles, filtrés par des systèmes de badge complexes.
L’accès de la presse indépendante, des scientifiques non accrédités ou des membres de la société civile était fortement restreint. Certaines éducatrices ou chercheurs, venus présenter des projets liés à la pédagogie de la nature ou à la conservation, ont signalé des difficultés d’accès à certaines zones. Ce type d’exclusion contraste fortement avec les valeurs affichées du sommet. Le contraste entre le message officiel (inclusion, biodiversité, partage) et l’atmosphère réelle du sommet (sélective, opaque, élitiste) traduisait une forme de fermeture, de cloisonnement assumé.
L’éducation : un pilier souvent cité, mais rarement écouté
L’éducation était fréquemment évoquée comme un levier fondamental de la transition écologique. Pourtant, dès qu’il s’agissait d’en explorer des formes plus profondes et humanistes, la résistance apparaissait.
Des propositions concrètes ont été faites : intégrer des moments de silence, de respiration, de méditation dans les écoles publiques, ou encore développer des temps de contact direct avec la nature. Ces pratiques, déjà mises en œuvre avec succès dans certaines écoles alternatives, favorisent l’ancrage, la concentration, l’écoute de soi et du vivant. Elles ne coûtent presque rien, mais offrent une transformation en profondeur.
« Oui, mais ça, c’est vouloir changer le monde… » Une phrase entendue comme un aveu, presque une ligne rouge à ne pas franchir.
Et pourtant, n’est-ce pas exactement ce que ce sommet prétendait faire ? Changer le monde ? La contradiction est frappante : on valorise l’éducation comme pilier, mais on refuse toute remise en question réelle des modèles dominants. Au lieu d’un changement de culture, on reste dans une logique de transmission descendante, d’optimisation, de performance.
L’éducation pour la transition ne peut pas être une simple case à cocher. Elle doit permettre aux générations futures de ressentir leur lien à la terre, à l’eau, au vivant. Sans cela, il ne s’agira pas de transformation, mais de simple adaptation.
La visibilité contre l’expérience
Autre paradoxe du sommet : la mise en lumière. Des scientifiques porteurs de projets solides, ayant peu de moyens, étaient bien présents. Ils proposaient des solutions précises, concrètes, mais peinaient à être entendus. À côté d’eux, certaines personnalités activistes, plus médiatiques que spécialisées, captaient l’attention des caméras et des conférences de prestige.
La parole semblait peser moins par son ancrage dans la réalité que par son impact dans l’opinion publique. Ce déséquilibre, s’il est compréhensible dans une logique de communication, devient problématique quand il occulte la complexité, la rigueur scientifique, et les besoins réels du terrain.
Même les figures emblématiques de grandes ONG semblaient évoluer dans des sphères séparées, comme si chaque univers restait dans son propre cercle d’influence. On aurait dit un sommet diplomatique, ou un festival de Cannes, où chacun défile mais peu se mélangent.
Changer le monde, ce n’est pas séduire une audience. C’est construire des ponts solides, même invisibles.
Deux visions de la biodiversité
Le Sommet a illustré deux visions profondément différentes du rapport au vivant. L’une place l’humain au sommet d’une hiérarchie, l’autre le reconnaît comme un élément parmi les autres. C’est l’image même que donne à voir la confrontation entre l’EGO et l’ECO : pyramide contre cercle, domination contre interdépendance.
Le vivant n’a pas besoin de déclarations, mais de cohérence
Oui, des projets inspirants étaient présents. Oui, certaines rencontres ont été fertiles. Mais le climat général était marqué par l’ego, la compétition, la peur de perdre du pouvoir ou du prestige. Et cela, chez les élus, les ONG, les investisseurs comme chez certains activistes.
Changer le monde ne demande pas seulement des lois. Cela exige du courage, de l’humilité, de l’ancrage, et une cohérence entre les valeurs affichées et les actes posés.
Le vivant n’a pas besoin de maîtres, mais d’alliés. Ce n’est pas d’un sommet que l’océan a besoin, mais de ponts.
* Adhérente des JNE, Frédérica Gilbert est présidente de l’association Cetasea