par Fabrice Nicolino
Amis et collègues journalistes, l’eau est en train de nous quitter. Elle est sous nos yeux remplacée par un produit industriel parmi d’autres. J’ai bien conscience que des mots pareils ont du mal à être compris, mais j’insiste, car la suite repose sur nous. La société entière doit être alertée de ce qui se passe. Tel est le sujet de mon livre C’est l’eau qu’on assassine (*).
Le point de départ est certain : nous sommes de l’eau. Vous comme moi. Le cerveau d’un adulte en contient à peu près 80 %. Et un minuscule embryon humain, 97 %. C’est bien parce que nous sommes de l’eau qu’il faut, cette fois pour de vrai, nous lever. Loin de moi l’idée d’embellir ce qui fut. La vie des hommes a toujours été incertaine, difficile, parfois impossible.
Mais nous sommes les contemporains d’une crise de la vie sans nul précédent. Et dans ce chaudron du diable, il faut ajouter l’eau. Qui est la victime d’un phénomène foudroyant : l’irruption de la chimie de synthèse. Pour simplifier, cette synthèse consiste à assembler par réactions chimiques des atomes, qui forment des agrégats. Des molécules.
Pendant tout le XIXe siècle, des chimistes ont ainsi créé des chimères sans savoir le plus souvent à quoi elles pourraient servir. L’exemple du DDT est bien connu. Il est synthétisé en 1874, puis oublié avant d’être étudié par le chimiste suisse Paul Muller en 1939. Et tout change, car Muller découvre ses propriétés insecticides. On connaît la suite.
La si vaste famille des plastiques est née au début du vingtième siècle, mais à partir des années trente, les inventions se multiplient. On estime que le monde produisait autour de 1 million de tonnes de plastiques chaque année. Et à peu près 550 millions de tonnes aujourd’hui. Une multiplication par 550.
L’explosion a gagné tous les domaines. Les cosmétiques, les médicaments, les pesticides bien sûr, et une infinité d’autres constructions chimiques, dont ces PFAS qu’on appelle des polluants éternels. Est-ce contrôlable ? Non, évidemment. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) avance le nombre extravagant de 160 millions de composés chimiques différents. Seule une petite fraction est commercialisée, mais tous, a priori, pourraient l’être un jour.
Ce que cela veut dire ? Une chose simple : l’industrie chimique a échappé au contrôle des humains, et aucun pouvoir politique n’entend reprendre la main sur elle. Pour l’eau, c’est une pleine catastrophe. Tous les compartiments sont touchés. L’eau des rivières et des fleuves, les lacs, les nappes phréatiques jadis protégées, l’eau de pluie, l’eau du littoral, et sans surprise, l’eau du robinet.
On ne cherche que ce que l’on trouve, et comme on ne cherche (presque) pas, on se rassure à bon compte. Mais lorsqu’on regarde de plus près, mazette, que de tristes résultats ! Une équipe du CNRS de Toulouse vient de montrer qu’un litre d’eau du robinet de la ville pouvait contenir plus de 1100 microplastiques. Invisibles, car de taille nanométrique. Les systèmes existants sont incapables de détecter 98 % de ces résidus. À cette taille, ils passent sans difficulté la barrière des cellules, et une part inconnue finit dans nos…cerveaux.
J’ai pu échanger librement avec des responsables de régies de distribution de l’eau et des hauts fonctionnaires. Librement, c’est-à-dire en off. Ils savent que c’est l’impasse. Ils savent qu’il n’y a plus de solution dans le système en place. Attendez ! je vais expliquer. En préambule, on a tous vu que notre gouvernement, jusqu’à l’Élysée, organisait la vente illégale de l’eau Nestlé, présentée frauduleusement comme « minérale naturelle ». Pourquoi ? Mais c’est évident : les nappes où l’industrie puise son eau sont gravement polluées. Par des bactéries, comme Escherichia coli, mais aussi par de nombreuses molécules, dont certaines très dangereuses. D’où l’usage de filtres strictement interdits par la loi.
Mais ce n’est pas le problème principal. Dingue, non ? Je résume. En 2022, l’Agence de sécurité sanitaire (ANSES) considère que le métabolite R471811 est un danger. L’Autorité européenne, l’EFFSA, le tient pour cancérogène. Qu’est-ce qu’un métabolite ? Un produit de dégradation, en l’occurrence du pesticide chlorothalonil. Donc, gaffe.
Mais l’année suivante – 2023, cette même ANSES livre les résultats de 136 000 prélèvements d’eau du robinet, partout en France. On trouve du R471811 dans la moitié des prélèvements, et dans un tiers des échantillons, sa concentration dépasse largement la limite officielle de 0,1 microgramme par litre.
Que faire ? Peut-on arrêter de distribuer de l’eau potable ? Bien sûr que non. Alors commence une manœuvre indigne. Sur pression de grandes régies publiques de distribution de l’eau – elles sont aux abois, l’ANSES va se déjuger. Le 29 avril 2024, elle publie un avis qui infirme celui de 2022. Il devient, selon le jargon de l’Agence, « non pertinent ». Ce qui veut dire que sa concentration légale passe à 0,9 microgramme par litre. Une multiplication par 9. Il n’y a plus de problème, car on a cassé le thermomètre. Le désastre peut continuer.
Ce que je crois, c’est que plus la situation générale se dégrade, plus l’on cherche les moyens d’un déni collectif. Il me semble que le rôle des journalistes est de se mettre en travers cette vaste régression.
(*) Editions Les Liens qui libèrent, 19 euros.