Le bison d’Europe : du sauvetage au mirage du sauvage

Le bison d’Europe est un rescapé qui a bien failli disparaître à jamais au début du XXe siècle. Voir cet herbivore survivant de la mégafaune post glaciaire est un grand privilège qui procure une vive émotion, de celles que l’on savoure encore longtemps après. D’où vient cet animal si représenté dans les grottes préhistoriques ? Pourquoi a-t-il failli disparaître ? Comment l’homme a réussi à le sauver ? Quel est son avenir dans une Europe étriquée où la nature sauvage dont il a besoin rétrécit à vue d’œil ?

par Jean-Claude Génot (*)

Observations du plus grand mammifère d’Europe

Je me souviens parfaitement de ma première observation de bison en liberté. C’était le 18 janvier 1995 au sud-ouest de la réserve naturelle de Berezinsky en Biélorussie. Nous avions roulé près d’une heure à travers forêts et campagnes gelées dans une torpeur blanche. Notre véhicule avance à travers une vaste plaine céréalière enneigée avec au loin une forêt. Soudain, nous découvrons un groupe compact d’animaux brun foncé. Ce sont bien eux, les bisons de Berezinsky dans leurs quartiers d’hiver. Il sort des petits nuages de vapeur de ce troupeau noir, car l’haleine des bisons se refroidit au contact d’un air à moins six degrés ce matin-là. Ils sont 27, dont 2 jeunes de l’an passé, bien cachés au sein du groupe protecteur. Une meneuse entraîne le groupe à se déplacer si nous approchons trop. C’est alors une galopade synchronisée dans une gerbe de neige soulevée par ces masses puissantes. Nous avons observé ce troupeau évoluer dans cette plaine blanche sous un ciel bleu ensoleillé pendant près d’une heure et demie. Un vol d’une dizaine de grands corbeaux nous survole de façon indolente tandis que deux tétras lyres mâles sont perchés sur un bouleau. Un traîneau tiré par un cheval apparaît au loin. C’est le forestier chargé du nourrissage quotidien des bisons. Malgré ce nourrissage qui pourrait faire penser à des animaux domestiques, les bisons sont sauvages et ne se laissent pas approcher.

Scène hivernale des bisons de la réserve naturelle de Berezinsky en Biélorussie © A. Kashtalian

En avril 2003, j’ai vu deux femelles et quatre mâles dans le même secteur, mais toujours à distance. Il avait neigé deux jours avant, puis la neige avait fondu, transformant le champ où étaient les bisons en bourbier. Cette fois encore, les bisons ont fui quand nous avons voulu nous approcher. En 2013, j’ai observé des bisons à Bielowieza d’abord côté polonais puis plus longuement du côté biélorusse où j’ai pu les voir dans des prairies bordant la forêt. Enfin en 2017, 2018 et 2019, je me suis rendu dans la forêt de Naliboki au sud-ouest de la Biélorussie où j’ai vu des bisons à chacun de mes séjours, essentiellement dans des prairies et à distance. De toutes ces observations, je retiens leurs têtes noires, leurs queues longues et touffues, leurs bosses saillantes, leur crinière sur le poitrail, leurs pattes poilues et leur fourrure laineuse allant du brun chocolat à la couleur cannelle. Ces animaux merveilleux impressionnent par leur corpulence, leur puissance et leur discrétion.

L’origine de ce méga-herbivore reste une énigme

Le bison d’Europe (Bison bonasus) fait partie de la famille des Bovidés. En Europe, ses ancêtres du Pléistocène occupaient les mêmes zones que le bison de steppes (Bison priscus) aujourd’hui disparu. Après l’extinction du Quaternaire, il ne restait plus, des espèces du genre Bison, que le bison d’Amérique et le bison d’Europe. Comme les genres Bison et Bos se sont mélangés, il est difficile de retracer la phylogénie exacte du bison d’Europe (1). Ce sont ces croisements qui ont d’ailleurs longtemps fait croire à certains naturalistes français des XVIIIe et XIXe siècles (2) que l’aurochs (Bos primigenus), aujourd’hui disparu, et le bison d’Europe étaient une seule et même espèce. Il existe aujourd’hui deux lignées, issues d’élevage, une lignée dite de plaine (B. b. bonasus) et une lignée plaine-caucasienne, hybride entre B.b. bonasus et B. b. caucasicus, bison originaire du Caucase. Ce bison qui a disparu était plus court sur pattes, un peu plus gros et le poil plus laineux et plus frisé.

Un bison mâle prenant un bain de poussière dans la forêt de Naliboki en Biélorussie © V. Sidorovich

Un mâle pèse en moyenne 800 kg et peut atteindre 1 200 kg avec une hauteur au garrot de 1,8 m et 3 m de long, la femelle est plus petite et pèse entre 350 et 600 kg (3). C’est incontestablement le plus gros mammifère d’Europe. Les bisons vivent en groupes familiaux dirigés par une femelle qui se dispersent en été en plus petites hardes et se regroupent en automne pour ensuite passer l’hiver. Les groupes de mâles sont plus petits (2 à 4 individus). Le bison consomme surtout des plantes herbacées, plus de 400 espèces et se nourrit aussi d’écorces, de branches, de feuilles et de fruits tels que les glands (4). Il écorce des arbres tombés au sol comme je l’ai constaté en Biélorussie. Le bison d’Europe a une nette préférence pour les forêts de feuillus sur sol riche, mais il peut également fréquenter les forêts mixtes ainsi que des milieux ouverts comme des prairies de fauche, des coupes rases et des plantations de moins de 10 ans (5).

La forêt de Naliboki est une aire protégée de type « zakaznik » (certaines espèces sont protégées ; la forêt est exploitée sauf certaines zones, la chasse est réglementée) et sa superficie est de 270 000 ha. Une centaine de bisons n’occupe que la moitié de la forêt. Leur habitat est composé d’aulnaies marécageuses, de prairies fauchées par l’homme et de mégaphorbiaies (communautés de hautes herbes dont des laîches aux tiges coupantes consommées par le bison) qui occupent les vallées alluviales. Lors de trois séjours en 2017, 2018 et 2019, j’ai pu observer des bisons à chaque visite dans des prairies de fauche.

Un sauvetage in extremis

A la veille de la Première Guerre mondiale, il y a environ 700 bisons dans la forêt de Bialowieza. Mais quand l’armée allemande pénètre dans la forêt, de nombreux animaux sont tués pour nourrir les soldats. A la fin de la guerre, il reste une centaine de bisons qui seront chassés par certains habitants. Une première expédition est organisée en 1919 sans voir aucun animal malgré des traces. Lors de la seconde expédition, les participants repèrent les traces de quatre bisons, suivies par celles de braconniers. Un bison mort sera retrouvé en partie dépecé et les cornes coupées. C’est le dernier animal sauvage observé à Bialowieza (6). La chasse est la cause de l’extinction à l’état sauvage du plus gros mammifère d’Europe. A partir de cette date, le projet de restaurer une population de bison sauvage va très vite émerger grâce à la volonté de quelques zoologistes et responsables de zoos. Heureusement pour Bialowieza, quand la population était encore bien portante, des bisons ont été offerts à divers zoos d’Europe et une station de reproduction y a été implantée, ne comprenant que des individus de plaine. Cette population d’élevage a compté jusqu’à 74 individus, mais elle a été également décimée pendant la Première Guerre mondiale. Seuls trois bisons ont survécu, deux mâles et une femelle. Ce sont ces animaux qui vont jouer un rôle essentiel dans la restauration de la lignée du bison de plaine de Bialowieza.

Aujourd’hui, un peu moins de 7 000 bisons vivent en liberté en Europe et 500 dans des parcs zoologiques et des enclos en semi-liberté (7). La plupart de ces animaux vivent dans les pays de l’Est, et parmi eux la Pologne et la Biélorussie possèdent les effectifs les plus importants. Le bison est passé par un goulot d’étranglement sur le plan génétique puisque la lignée de plaine provient de 7 fondateurs et 80 % des gènes des populations actuelles proviennent de 2 fondateurs seulement. Le niveau élevé de consanguinité pourrait constituer une menace importante à l’avenir, en particulier dans le contexte d’épizooties potentielles. Mais cette consanguinité n’empêche pas la population de croître (8). C’est cette croissance de la population sauvage qui a entraîné le changement de statut par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, le bison passant d’espèce « vulnérable » à « quasi menacée » (9).

Sauvé mais toujours menacé

Malgré la croissance de la population de bisons en liberté, un certain nombre de menaces pèse sur cette espèce. Le bison manque d’espace pour des populations viables, ce qui ne favorise pas la diversité génétique, déjà faible car toutes les populations actuelles descendent d’un petit nombre de fondateurs. Les zones favorables (vallées alluviales et plaines aux sols productifs) sont trop densément peuplées par les humains. Ce n’est pas un hasard si les bisons vivant en liberté sont en Europe de l’Est, moins peuplée et disposant d’espaces encore sauvages notamment forestiers. Les populations sont dispersées, sans contact, et de trop petite taille, moins de 50 individus pour la plupart d’entre elles alors que la population minimum viable est estimée à 100 individus (10).

Un bison malade dans le parc national de Bielowieza côté biélorusse © JC Génot

L’espèce est sensible aux maladies parasitaires, notamment dans le cas d’un nourrissage qui favorise les concentrations d’animaux, donc les infestations. Les maladies virales (fièvre aphteuse) et bactériennes (tuberculose) sont les plus dangereuses et peuvent être transférées du bétail domestique au bison. Le bison n’a pas de prédateur sinon l’homme. Le zoologiste Vadim Sidorovich qui étudie le loup à Naliboki depuis plus de 30 ans n’a constaté aucun cas de prédation sur le bison. Par contre, en hiver des bisons peuvent traverser la glace qui recouvre d’anciens canaux de drainage, tomber dans l’eau glaciale et mourir d’hypothermie ; d’autres s’enfoncent dans des marécages, n’arrivent plus à s’extraire de la boue et meurent d’épuisement. En l’absence de prédateur naturel, les populations de bison sauvage sont limitées par une chasse, nommée pudiquement « régulation », afin de maintenir les capacités d’accueil de leur habitat.

Le bison est aussi victime de la géopolitique. Ainsi, suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, 50 % de la population de bisons du pays est menacée par des actes de guerre. L’Ukraine compte 370 bisons, soit 5 % de la population mondiale en liberté, répartis en 6 hardes à l’état sauvage dans des aires protégées et 2 hardes en enclos (11). Enfin, l’acceptation sociale reste le problème majeur pour toutes les populations sauvages qui vivent non loin des humains, car cela génère des conflits. C’est ce qui s’est passé en Allemagne, dans le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, où une association avait signé un contrat avec le Land et le district concerné par le site de lâcher pour libérer une dizaine d’animaux dans une forêt de 6 500 ha dédiée aux bisons (12). Six mois après le lâcher, les 10 individus suivis avec des colliers émetteurs occupaient un domaine vital estival de 4 250 ha avec des zones occupées quotidiennement entre 70 et 173 ha (13). Mais, avec l’augmentation des effectifs, des bisons ont commencé à fréquenter des propriétés forestières voisines de la forêt mise à la disposition des bisons par un riche propriétaire foncier. Les exploitants forestiers se sont plaints à cause des écorçages occasionnés par les animaux, ils ont engagé des actions en justice pour obtenir réparation et demandé à remettre les bisons dans leur enclos initial. L’association responsable de l’opération était dans l’obligation de prendre des mesures pour que les bisons ne puissent plus pénétrer sur les terrains des exploitants forestiers. De plus, si les bisons continuaient à causer des dommages aux arbres, l’association, propriétaire officiel des animaux, risquait de se voir réclamer des sommes importantes en dédommagement. Enfin aucune structure officielle (Land et district) ne souhaitant assumer la propriété des animaux libérés, l’association a résilié son contrat avec les autorités et renoncé à la propriété des bisons. Depuis 2023, une trentaine de bisons se retrouve désormais sans «maître», libres mais avec un avenir incertain compte tenu du contexte conflictuel.

Affaire à suivre… Quel avenir pour le bison en Europe ?

L’avenir du bison en liberté repose clairement sur les pays de l’Est. Dans la plupart des pays d’Europe occidentale la situation est telle que l’a décrite l’association belge Forêt et Naturalité pour leur pays : « L’emprise presque totale de l’homme sur les espaces naturels, l’utilisation intensive du moindre espace à des fins de production et l’usage massif de clôtures, la fragmentation des habitats naturels et notamment des grands massifs forestiers, et la densité du réseau et du trafic routiers représentent de sérieux obstacles à la réintroduction de grands herbivores » (14). A ce descriptif tellement réaliste, on pourrait ajouter le faible nombre d’aires protégées et leur surface insuffisante pour garantir une viabilité des populations. Les bisons d’Europe occidentale vivent dans des enclos ou des parcs zoologiques (France, Pays-Bas, Allemagne, Danemark). Un projet a vu le jour en Suisse dans le Jura soleurois et le Jura vaudois (15), mais il paraît difficile d’imaginer que les bisons sortiront un jour de leur enclos dans ce petit pays hyper-géré où le sauvage se réduit à ce que l’artiste naturaliste Jacques Rime nomme avec humour « une nature pour nain de jardin ». Avec la pression économique actuelle sur les forêts où le cerf est déjà source de conflit, on imagine aisément quelles seraient les réactions du monde forestier face aux bisons, sans parler des autres usagers (randonneurs, chasseurs). En Ecosse, le propriétaire d’un terrain pour installer un enclos à bison a mis un terme à son projet suite aux objections des randonneurs qui ont fait valoir que la clôture proposée irait à l’encontre du droit de passage garantit par la loi (16).

Comment imaginer de réussir à faire vivre une population viable de bisons en Europe de l’Ouest qui serait totalement coupée des populations de l’Est, elles-mêmes fragmentées? A l’Est, si des bisons sont libres, ils font toutefois l’objet d’une gestion intensive avec des mesures telles que le nourrissage hivernal, la « régulation » des effectifs, la capture et le transfert d’individus entre populations, des analyses génétiques ou encore, comme en Roumanie, une surveillance technologique des bisons équipés d’étiquettes GPS qui, si l’animal s’approche trop près d’un village, émettent un bourdonnement irritant et une décharge électrique… (17)Tout cela devrait faire réfléchir les nombreux naturalistes qui, en Europe de l’Ouest, rêvent du retour du bison au nom du réensauvagement. La place du bison dans notre imaginaire relève d’un rêve compréhensible mais chimérique tant notre civilisation est anti-nature. Pour les gens de l’Est, le bison est une réalité et sa survie à l’état sauvage un devoir, mais aussi une lourde responsabilité dans le contexte de la sixième extinction des espèces.

* Ecologue

Photo du haut : harde de bisons au printemps dans le parc national de Bielowieza côté biélorusse © JC Génot

Références
(1) Lars Zver , Borut Toškan & Elena Bužan. 2021. Phylogeny of Late Pleistocene and Holocene Bison species in Europe and North America. Quaternary International 595 : 30-38. https://doi.org/10.1016/j.quaint.2021.04.022
(2) https://books.openedition.org/cths/10168?lang=fr
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Bison
(4) https://www.rewildingeurope.com/wp-content/uploads/publications/bison-rewilding-plan-2014-2024/html5/index.html
(5) http://www.krainazubra.pl/files/Status%20Survey%20and%20Conservation%20Action%20Plan%20European%20Bison.pdf
(6) Stachurski A. 2003. Bison. 127 p.
(7) Voir note (3).
(8 )Karolína Machová , Pavla Štruncová, Jan Calta, Ladislav Tichý & Luboš Vostrý. 2022. Genealogical analysis of European bison population revealed a growing up population despite very low genetic diversity. Plos One https://doi.org/10.1371/journal.pone.0277456
(9) https://www.iucn.org/fr/news/species/202012/retablissement-du-bison-deurope-31-especes-declarees-eteintes-liste-rouge-de-luicn
(10) voir (5).
(11) https://ojs.wisent.org/index.php/czasopismo/article/view/161
(12) https://www.naturefund.de/artikel/news/herrenlose_wisente_im_rothaargebirge
(13) https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0143046
(14) https://www.foret-naturalite.be/reensauvagement-de-la-nature-en-wallonie-quelles-sont-les-opportunites/
(15) https://www.rts.ch/info/regions/autres-cantons/13565625-des-bisons-installes-dans-une-foret-soleuroise-en-vue-dune-remise-en-liberte.html#:~:text=%C3%A0%2020%3A50-,Des%20bisons%20install%C3%A9s%20dans%20une%20for%C3%AAt%20soleuroise,d’une%20remise%20en%20libert%C3%A9&text=Cinq%20bisons%20d’Europe%20vivent,cet%20animal%20sauvage%20en%20Suisse.
(16) Voir note (4).
(17) Paul Jepson & Cain Blythe. 2022. Réensauvager la nature pour sauver la planète. Editions 41. 223 p. https://esajournals.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1890/10-0073.1