La tournée des grands-ducs

Pendant près de 35 ans, un écrivain naturaliste membre des JNE a suivi l’évolution lente et progressive de l’implantation du grand-duc dans les Vosges du Nord, jusqu’à atteindre aujourd’hui un effectif compris entre 20 et 25 couples nicheurs.

par Jean-Claude Génot *

Quand je suis arrivé dans les Vosges du Nord en 1982, mon attention d’ornithologue s’est portée d’abord sur le faucon pèlerin, qui n’était plus nicheur depuis les années 70. Ce maître des airs fréquentait encore la région, mais il a fallu attendre deux années pour voir un premier couple nicher sur la falaise où les derniers pèlerins avaient niché en 1971.

Passionné par les rapaces nocturnes, j’ai décidé d’étudier la chouette chevêche en 1984 ; je ne savais pas alors que mes travaux dureraient 20 ans. Au hasard de mes activités professionnelles, je n’ai pas manqué une occasion d’aller visiter la chouette effraie dans les clochers, d’écouter le hibou moyen-duc et la rare chouette de Tengmalm les nuits de printemps et d’apprécier le hululement de la chouette hulotte, symbole de toute ambiance nocturne en forêt.

Mais il est un rapace nocturne auquel je ne pensais absolument pas, c’est le hibou grand-duc. Le plus grand rapace nocturne d’Europe a vécu dans les Vosges du Nord au XIXe siècle puis a disparu comme dans une grande partie de notre pays à cause des persécutions dont faisaient l’objet tous les rapaces à cette triste époque. Pourtant, le roi des nocturnes allait faire irruption dans ma vie de naturaliste à un moment très particulier. Un chasseur m’avait donné un jour l’information selon laquelle un grand-duc chantait non loin de la maison où habitait son garde-chasse. Le soir même, je sonnais chez ce garde-chasse qui habitait un village à l’entrée d’une vallée des Vosges du Nord. Il me conduisit à quelques centaines de mètres de chez lui au bord d‘un étang de pêche surplombé d’un rocher en grès. Il eut le temps de me dire qu’il entendait le grand-duc toujours vers la même heure et là, alors que j’avais toujours un doute sur la fiabilité de cette information, vers 21 h 30 un mâle a entonné son chant très caractéristique : un « hou-oh » bitonal un peu guttural.

Nous étions le 4 mai 1986, huit jours après l’explosion du réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Le panache de poussières et de particules radioactives avait survolé l’est de la France du 29 avril au 2 mai dont l’Alsace, située en première ligne. Je l’ai su très tôt grâce à des scientifiques du CNRS de Strasbourg qui disposaient d’une balise de détection de la radioactivité. Ces derniers ont informé les milieux écologistes sur l’existence de ce « nuage » radioactif, avant les dénis, mensonges et autres tergiversations de l’Etat et des nucléocrates. Par chance il n’y a pas eu de précipitations lors de la venue du panache de Tchernobyl, car là où il a plu les particules radioactives ont été précipitées au sol.

Femelle de grand-duc en train de couver © Philippe Génot

Alors même que je m’inquiétais des conséquences de cette catastrophe nucléaire sur les vivants humains et non humains, la nature me faisait un pied de nez en m’offrant une de ces surprises dont elle a le secret : le retour d’un super prédateur dans ma région. Coïncidence ? Ce grand-duc est venu s’installer dans le seul village où existent des maisons troglodytiques situées sous une falaise en grès. D’ailleurs, il venait parfois chanter en plein village au-dessus de cette falaise. Le réflexe de l’ornithologue a pris le dessus, il me fallait savoir si ce grand-duc nichait sur le rocher situé près de l’étang. Mais comment en être sûr sans aller voir sous peine de déranger ? J’ai fait intervenir un ami ornithologue qui élevait des grands-ducs en volière pour les relâcher en Allemagne où une association réintroduisait activement ce hibou (1400 individus relâchés dans la nature entre 1960 et 1986) (1). Mon ami connaissait parfaitement toutes les émissions vocales des grands-ducs pour les avoir entendus en captivité. Il a été certain que le rocher abritait une femelle en train de couver quand il a entendu les cris caractéristiques du quémandage de la femelle quand le mâle vient la nourrir alors qu’elle couve. A partir de là, en fonction de la durée de l’incubation des œufs, il a évalué la date d’éclosion des poussins et l’âge auquel les jeunes sont laissés seuls par la femelle en journée, le nourrissage ayant lieu la nuit. Ainsi il a pu trouver l’aire fin mai, une simple plate-forme dans un rocher, avec quatre jeunes en duvet. C’est plus tard, en accumulant des données sur la reproduction, que je me rendrais compte à quel point cette première nidification avec quatre jeunes était remarquable. Entre la découverte de ce premier cas de reproduction du grand-duc et l’envol des jeunes, j’ai fait plus d’une vingtaine de sorties en soirée pour observer l’évolution de cette nichée et vérifier que les quatre jeunes hiboux avaient bien pris leur envol.

Pendant près de 35 ans, j’ai suivi l’évolution lente et progressive de l’implantation du grand-duc dans les Vosges du Nord jusqu’à atteindre aujourd’hui un effectif compris entre 20 et 25 couples nicheurs. Chaque année de fin février à fin mars, je faisais ma « tournée des grands-ducs » pour vérifier les sites connus et prospecter de nouveaux secteurs avec d’autres naturalistes. Ces sorties hivernales en fin de journée permettaient de s’immerger dans l’ambiance forestière encore froide des vallées où seuls quelques oiseaux lancent les prémisses des chants printaniers (chant monotone de la grive draine, strophes répétitives de sa cousine la grive musicienne, trille en cascade du rouge-gorge). Toutes ces années m’ont permis de me familiariser avec la variété des émissions vocales du mâle, de la femelle, des jeunes ou des adultes pendant la période d’accouplement. J’ai fait de belles observations aux jumelles ou à la longue vue de ce magnifique oiseau, perché en journée ou de nuit à la cime d’un épicéa, sa silhouette avec ses aigrettes bien visibles se découpant sur un fond de pleine lune, sans oublier la femelle en train de couver sur son aire en toute tranquillité.

Tour d’une abbatiale où le grand-duc a niché dans la ville de Wissembourg (Bas-Rhin) © Jean-Claude Génot

Le grand-duc est un oiseau rupestre et, dans les Vosges du Nord, il niche majoritairement sur des rochers naturels situés dans le massif forestier, mais aussi dans des carrières abandonnées ou encore en fonction. Mais il peut nicher au sol, par exemple sous un arbre renversé (2). En pleine extension actuellement, il est capable de s’installer dans un bâtiment, comme en 2018 dans la tour d’une abbatiale de la ville de Wissembourg (Bas-Rhin), ou sur une installation industrielle d’extraction de matériau dans une gravière dans la vallée du Rhin. Récemment, un couple s’est même installé dans un lycée en plein cœur de Montpellier, ce qui montre la capacité d’adaptation de notre superprédateur au monde urbanisé et le retour de la nature en ville. En ce qui me concerne, je préfère voir le grand-duc dans les forêts du massif vosgien et ses bordures, un milieu moins artificiel où l’oiseau s’inscrit dans un habitat plus diversifié sur le plan écologique.

Mais pourquoi le grand-duc vient-il s’installer en ville, lui qui longtemps s’est réfugié dans les falaises des montagnes ? Parce que la population s’est redressée et ainsi l’espèce a reconquis des régions où elle avait été persécutée. C’est le cas des Vosges du Nord, grâce aux réintroductions allemandes. Mais si un tel oiseau s’installe en ville, c’est aussi parce qu’il y trouve des proies en quantité (pigeons, corneilles, choucas, mouettes, rats surmulots). Il est connu pour son spectre alimentaire très large tant au niveau des mammifères que des oiseaux. S’il est un superprédateur, c’est parce qu’il capture d’autres prédateurs (dans les Vosges du Nord : hermine, renardeau, buse variable, faucon crécerelle, faucon pèlerin, chouette effraie, hibou moyen-duc, chouette hulotte). Une des spécialités du grand-duc est la capture du hérisson, dont on retrouve les peaux aux poils hérissés et piquants sur les aires de nidification. J’ai retrouvé également ces piquants dans les pelotes de réjection régurgitées par le grand-duc.

Rocher en grès où niche le grand-duc dans les Vosges du Nord © Jean-Claude Génot

Si le grand-duc a fait son retour, c’est grâce à son éclectisme alimentaire et son opportunisme en termes de sites de nidification. Dans les Vosges du Nord, il semblait au départ s’installer en périphérie du massif forestier et dans des vallées bordées par des zones ouvertes. Il occupait des rochers modestes en pleine forêt, les arbres ne le dérangeant pas pour accéder à son aire. Mais récemment, on l’a vu pénétrer plus à l’intérieur du massif forestier où il entre directement en concurrence avec le faucon pèlerin et le grand corbeau qui occupent des falaises bien dégagées. De ces trois espèces rupestres, le grand-duc est incontestablement celui qui peut être le prédateur des deux autres. Sa technique de capture pendant la nuit consiste à venir « cueillir » avec ses serres redoutables sa proie qui dort ou sommeille sur son perchoir nocturne, sinon en pleine journée il n’aurait aucune chance de capturer ces deux espèces. Le grand-duc peut rester fidèle à un site mais changer son aire de nidification d’une distance située entre moins d’une dizaine de mètres à quelques centaines de mètres de l’aire précédente. Ainsi le premier site découvert en 1986 est occupé depuis 35 ans, mais l’espèce a changé d’aire au moins 4 ou 5 fois dans un rayon de 500 mètres. La distance entre deux sites de nidification les plus proches est en moyenne de 3,4 km, ce qui montre une colonisation de proche en proche à partir d’un couple « pionnier » dans un secteur donné, car la probabilité d’avoir un site occupé augmente quand un autre site est déjà occupé dans les environs (3).

Carrière en activité où niche le grand-duc dans les Vosges du Nord © Jean-Claude Génot

Malgré sa dynamique actuelle, le grand-duc reste une espèce fragile et les causes de mortalité ou d’échecs dans la reproduction sont nombreuses : électrocution, collision routière, choc dans des barbelés, infestation parasitaire, prédation sur les jeunes et échec de la ponte à cause d’un dérangement par des photographes peu scrupuleux. On peut se réjouir de voir les effectifs de ce super prédateur augmenter, mais en réalité cette progression est plus liée à l’abondance d’espèces anthropophiles (rats surmulots, corvidés, pigeons) favorisées par l’artificialisation de la nature qu’à la richesse écologique des écosystèmes.

* Ecologue

(1) Génot J-C. & Bleichner Y. 1986. Nidification du Hibou Grand-Duc (Bubo bubo) dans les Vosges du Nord. Ciconia 10 : 129-136.
(2) Génot J-C. 2016. Le Grand-duc d’Europe Bubo bubo dans le Parc naturel régional des Vosges du Nord de 1986 à 2015. Ann. Sci. Rés. Bios. Trans. Vosges du Nord-Pfälzerwald 18 (2015-2016) : 44-59.
(3) Martinez J.A., Serrano D. & Zuberogoitia I. 2003. Predictive models of habitat preferences for the Eurasian eagle owl Bubo bubo : a multiscale approach. Ecography 26(1) : 21-28.

Photo du haut : le grand-duc d’Europe © David Hackel