Comment l’État tente d’imposer les bassines en Deux-Sèvres

Alors que la gestion de l’eau doit concerner tous les citoyens et qu’il en est de même pour l’utilisation de l’argent public, les avis émis par le public et largement opposés au projet avec des arguments nombreux et détaillés (plus de 70 % des avis) lors de l’enquête publique de 2017 ont été ignorés par les commissaires enquêteurs, qui ont alors rendu un avis favorable et sans réserve ! La ficelle était très grosse. De nombreuses oppositions se sont fait connaître. Des manifestations importantes organisées sous l’égide du collectif Bassines Non Merci, ainsi que des recours juridiques ont vite porté atteinte à la crédibilité du projet. Il fallait trouver une parade.

par Pierre Grillet *

Manœuvrer pour porter le « consensus »

La préfecture décide alors de mettre tout le monde (irrigants, syndicats, associations de protection de la nature…) autour de la table pour discuter. Très vite, certains interlocuteurs se rendent compte que les dés sont pipés : on ne vient pas pour discuter sur l’intérêt ou non de ces bassines pour la société, encore moins d’un véritable projet commun pour l’ensemble du territoire, mais simplement pour savoir comment faire passer le projet initial, en l’habillant un peu de vert si possible, voire en réduisant très légèrement le nombre de projets, afin de calmer les ardeurs des contestataires et tenter d’amoindrir leurs arguments auprès de la population. Résultat : les structures telles que Bassines Non Merci, jugées trop radicales, sont tout simplement expulsées des discussions qui finissent par l’élaboration d’un « protocole d’accord » signé le 18 décembre 2018. Parmi les signataires, on remarquait alors le Président du parc naturel régional du Marais poitevin, la Fédération de Pêche des Deux-Sèvres, la Coordination de Défense du Marais poitevin et l’association Deux-Sèvres Nature Environnement (DSNE), membre de Poitou-Charentes Nature et de France Nature Environnement. Parmi les participants qui ont refusé de signer, la Confédération paysanne, le Groupe Ornithologique des Deux-Sèvres (GODS), Nature Environnement 17, et l’Association de Protection, d’Information et d’Etude de l’Environnement et de l’Eau (APIEEE).

La manifestation contre les méga-bassines agricoles à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) le 29 octobre 2022 © Pierre Grillet

Le petit monde de la protection de la nature se retrouvait ainsi divisé, voire en crise. Le « consensus » tant recherché serait acté grâce à un protocole qui voudrait nous assurer que la biodiversité et les changements de pratiques seraient garantis par certains engagements. On présente ce protocole comme « exemplaire ». L’Etat s’en empare pour dire que cette méthode sera reprise dans d’autres départements, on en profite pour marginaliser les opposants (ils n’ont pas compris, ils sont radicaux, des ayatollahs verts, des terroristes, ils ne veulent pas discuter…) et on divise le monde de la protection de la nature… Malgré le retrait de certaines structures depuis leur signature, le mal était fait.
Le CESER Nouvelle Aquitaine (Conseil économique, social et environnemental régional) « est persuadé qu’à court, moyen ou long terme, les agriculteurs.trices de ce territoire auraient été « gagnants » si un projet de territoire avait été co-construit dès l’origine avec tous les acteurs. Or, le projet aujourd’hui dans l’impasse n’avait été conçu au départ qu’au bénéfice (quasi exclusif) de l’agriculture, et spécifiquement de productions particulièrement gourmandes en eau et peu adaptées au territoire et à ses besoins ».

Ignorer les recours juridiques et recourir au « fait accompli »

Plusieurs bassines construites en Charente-Maritime ont été condamnées par la justice. Pourtant, celles-ci fonctionnent malgré tout avec la bénédiction de la FNSEA et du préfet de ce département. Actuellement, plusieurs recours juridiques contre les bassines en projet dans les Deux-Sèvres sont en attente. L’Europe elle-même doit se décider sur le bien-fondé de tels projets et vérifier si des directives européennes n’ont pas été respectées. Malgré tout, les travaux ont démarré et certaines ont remplies au cours de l’hiver dernier alors que les nappes phréatiques étaient déjà très basses. Que se passera-t-il plus tard si la justice rend des avis défavorables ? Le journal Reporterre écrivait le 19 mai 2022 : « le 17 mai, la cour administrative de Bordeaux a jugé illégales les 5 retenues d’eau dites bassines à destination des agriculteurs de Cran Chamban et du bassin du Mignon (Charente-Maritime) ». Dans ces cas, on peut se poser la question de la remise en état des lieux alors que rien n’est prévu pour ça. Mais le respect de la législation ne fait pas tout. Même si certaines bassines étaient construites en toute légalité, leur caractère nocif et privatif au regard de la société et du vivant dans son ensemble justifierait pleinement toute forme de lutte.

L’art de faire passer les projets les plus destructeurs grâce à un « consensus » imaginaire

Bien entendu, le protocole d’accord n’est là que pour mieux faire passer, auprès de l’opinion, un projet qui sera de toutes façons destructeur, gaspilleur et porteur d’une agriculture obsolète pour le profit de quelques-uns. Mais il est impossible pour le pouvoir qui les soutient comme pour les quelques exploitants agricoles à la tête d’un tel projet de le présenter ainsi. Jamais l’opinion publique ne pourrait accepter une telle démarche. On est ici exactement dans le même processus que celui utilisé par l’État pour justifier les destructions des services publics et précariser un peu plus les emplois et la vie des gens. Impossible pour l’État de présenter les choses ainsi sous peine d’une révolution. Alors on les habille par un langage approprié, on parle de gaspillage, de modernisation, d’efficacité, de clarté, de territoires, de confiance, de changement, d’innovation (mot clé), voire de transition (autre mot clé). Bref, tout un langage destiné à tromper le public afin de l’empêcher de se révolter. Nous sommes dans ce cas précis avec ce protocole voulu et imaginé pour habiller ce projet monstrueux de bassines. Pour le faire accepter, alors on nous fait croire que l’agriculture va enfin pouvoir changer, être plus respectueuse des sols, employer moins d’intrants, que l’agroécologie en sera largement favorisée, que les haies vont réapparaître et que la biodiversité sera la grande gagnante. L’agroécologie, c’est comme la biodiversité, tout le monde en parle, tout le monde est pour, mais personne ne sait véritablement ce que ça signifie, ce qui permet d’y apposer la définition qui arrange pour mieux continuer comme avant ! Utiliser les mots qui conviennent, détourner le véritable sens des mots, ne pas hésiter à utiliser les néologismes qui arrangent, manier avec bonheur les euphémismes, multiplier les oxymores bien commodes pour faire croire que tout pourrait être fait « en même temps » (1), positiver, c’est la technique utilisée par le néolibéralisme pour justifier les pires de ses actions. Il y a un mot qui est banni : il s’agit du « conflit ». Dès lors qu’une telle situation se profile, alors on fait aussitôt passer les adversaires pour des retardés ou des gens qui n’ont rien compris. Pourquoi s’en priver ? Même une association de protection de la nature membre de France Nature Environnement s’y est laissée prendre, ainsi que le Parc naturel régional du Marais poitevin qui n’hésite pas à affirmer que la sauvegarde de ses zones humides passerait obligatoirement par ces projets démesurés. On marche sur la tête. Faire passer un outil au service de l’agriculture industrielle qui détruit le Marais poitevin comme s’il s’agissait d’un moyen de protection relève d’un art consommé de se moquer du monde et surtout d’une manipulation longuement réfléchie.

(1) Le développement durable est probablement l’un des oxymores les plus célèbres et qui aura fait le plus de dégâts.

A lire : Sandra Lucbert. Le Ministère des contes publics. Editions Verdier. 2021.

* Membre des JNE et auteur de Protection de la nature et capitalisme : incompatibles, Éditions Atlante.

Vous pouvez lire ici l’article de Pierre Grillet sur la manifestation du 29 octobre 2022 contre les méga-bassines.

Photo du haut : les opposants aux méga-bassines sur le « camp de base » (terrain prêté par un agriculteur jusqu’au printemps) lors du rassemblement du 29 octobre 2022 © Pierre Grillet