Le Taubergiessen : un territoire français en Naturschutzgebiet (réserve naturelle)

Placée sous la responsabilité de la commune française de Rhinau, mais située outre-Rhin, en territoire allemand, la réserve naturelle du  Taubergiessen, créée en 1979, doit son nom aux nombreuses résurgences de la nappe phréatique, ou « giessen », qui parcourent cette zone, bordée à l’est par le vieux Rhin.

par Jean-Claude Génot

La commune de Rhinau (Bas-Rhin) est située au bord du Rhin, qui marque la frontière entre la France et l’Allemagne. Pourtant, elle possède une propriété outre-Rhin dans le Land voisin du Bade-Wurtemberg. Cette situation est due au fait qu’avant la rectification du Rhin sauvage au XIXe siècle, le Rhin coulait plus à l’est et la zone du Taubergiessen était sur le territoire français. D’ailleurs ,à l’est de la réserve naturelle, une borne avec l’inscription EL, qui signifie Elsass-Lothringen (Alsace-Lorraine), marquait la limite avec le territoire français annexé par les Prussiens en 1871. Il existe en Alsace d’autres cas de ce type de territoires français en Allemagne et de territoires allemands en France. La réserve naturelle a été créée en 1979 par les autorités allemandes et doit son nom aux nombreuses résurgences de la nappe phréatique, ou « giessen », qui parcourent cette zone, bordée à l’est par le vieux Rhin. La commune de Rhinau n’est propriétaire que de 60 % de la réserve, dont la superficie est d’environ 1700 ha, avec une longueur de 12 km du nord au sud et une largeur maximale de 2,5 km. Cette réserve naturelle fait partie du réseau des sites Natura 2000 et est reconnue comme une zone humide d’intérêt international dans le cadre de la convention de Ramsar.

Prairies de fauche dans la réserve du Taubergiessen, sur les bords du Rhin © JC Génot

 

La réserve est avant tout une zone humide parcourue par les anciens bras du Rhin qui accueillent des coquillages, des poissons, des amphibiens et des libellules et les ruisseaux phréatiques aux eaux froides et claires mais pauvres en substances nutritives. Ce sont les eaux stagnantes qui dominent à travers des mares, des plans d’eau, des bras morts et une gravière. La forêt occupe une grande partie de la réserve entre le Rhin et une digue qui s’étend du nord au sud du Taubergiessen. Elle est composée principalement de chênes, d’ormes, de frênes, de saules, d’aulnes et de peupliers et d’une strate arbustive où se mêlent noisetiers, cornouillers, aubépines, viornes, sans oublier les lianes telles que le lierre et le houblon sauvage. Une partie de la réserve est occupée par des prairies caractérisées par une grande diversité floristique ainsi que de nombreuses espèces menacées de papillons, d’abeilles sauvages, de sauterelles et de coléoptères. Ces prés de fauche abritent de nombreuses orchidées dont les orchis pyramidal et brûlé. Les orchidées sont nombreuses sur le versant oriental de la digue dite des hautes eaux qui traverse la réserve sur toute sa longueur.

Des orchidées ophrys bourdon dans la réserve naturelle du Taubergiessen, sur les bords du Rhin © JC Génot

Lors d’une récente visite fin mai, j’ai pu y observer huit espèces d’orchidées, dont les ophrys bourdon et abeille. Parmi les oiseaux vus ou entendus lors de cette matinée, le martin pêcheur au-dessus d’un ruisseau, le loriot dans une ripisylve, la rousserolle effarvatte dans une roselière ou encore la fauvette grisette dans les haies bordant les prairies, sans oublier la présence du grand cormoran, du héron cendré, de la grande aigrette et d’oies cendrées en vol. Le sanglier, abondant en forêt, trahit sa présence en venant déterrer les bulbes d’orchidées dans les prés ,tandis que le castor taille des saules en crayon. J’avoue avoir eu des doutes sur l’origine animale du déterrage des orchidées, pensant plutôt à des bipèdes obsédés par leur « orchidophilie », tant ces extractions de bulbes sont sélectives alors que d’ordinaire les sangliers retournent de vastes zones dans les prairies ou en forêt. C’est la conservatrice de la réserve qui nous a confirmé l’hypothèse « sanglier » grâce à l’installation de pièges photos.

Quand biodiversité ne rime pas avec naturalité

La réserve du Taubergiessen rassemble un ensemble d’espèces, dont certaines sont rares et menacées. Pour autant, cette biodiversité n’a strictement rien à voir avec celle de la vallée du Rhin avant sa rectification. Nous sommes là face au phénomène d’amnésie environnementale, puisque personne n’a vécu la période où le fleuve se dispersait en d’innombrables bras et méandres formant un tressage complexe où alternaient les bancs de graviers et les îles et où la forêt alluviale possédait encore sa véritable fonctionnalité, à savoir être inondée régulièrement. Toute cette dynamique fluviale engendrait une forte diversité due aux nombreux milieux créés par les humeurs du fleuve. La force des crues empêchait les bras du fleuve et les giessen de se colmater et de s’envaser comme c’est le cas aujourd’hui. On ne peut qu’imaginer ce que cela a été en regardant des documentaires sur certains cours d’eau encore libres dans des pays lointains. Tout cela est définitivement perdu et ce qui reste aujourd’hui de la forêt et des anciens bras n’est qu’un pâle reflet de la splendeur passée d’une nature impétueuse mais jugée trop dangereuse pour l’homme. Il est évident que dompter le Rhin pour éviter les inondations, le rendre navigable et y produire de l’électricité a considérablement altéré la naturalité de cette vallée rhénane et donc sa biodiversité. Et ce ne sont pas les travaux de « revitalisation » réalisés pour améliorer l’écoulement dans la partie sud de la réserve en cas de montée des eaux qui rendront à cette zone sa pleine fonctionnalité d’antan.

Dans la réserve naturelle du Taubergiessen, sur les bords du Rhin, une forêt avec des frênes victimes de la chalarose © JC Génot

On mesure la naturalité d’un écosystème à travers de nombreux paramètres tels que l’indigénat des espèces qui le composent, la maturité des milieux et leur continuité spatiale. Si la naturalité est la clé d’entrée pour appréhender un écosystème, sa valeur réside « dans l’altérité, l’autonomie et la spontanéité des processus écosytémiques » (1). Cette altération profonde de la naturalité du Rhin se constate dans les milieux riverains. Ainsi la forêt n’a plus la même composition du fait de l’arrêt des inondations ou de leur faible ampleur, de plus les hommes y ont planté des peupliers de culture et ont exploité les vieux arbres. Les frênes sont victimes de la chalarose, une maladie parasitaire due à un champignon venu d’Asie. Aujourd’hui, la forêt du Taubergiessen est une forêt rajeunie et seuls 170 hectares sont en libre évolution sur environ 1 000 hectares boisés, la majorité de la surface faisant l’objet d’une gestion à but économique ou écologique (enlèvement des peupliers introduits). Les prairies à orchidées ne sont plus inondables. La faune a également été modifiée par l’installation de nombreuses espèces exotiques (ragondin, bernache du Canada, ouette d’Egypte, coquillages venus d’Asie, gobie de la mer Noire, un poisson venu par le canal Rhin-Main-Danube).

Gravière en exploitation dans la réserve naturelle du Taubergiessen, sur les bords du Rhin © JC Génot

Nous vivons dans une civilisation profondément anti-nature (2). Selon l’expression employée par François Terrasson, « le contrôleur en chef tapi au fond de tout cerveau occidental » ne laisse pratiquement aucune chance à la nature en libre évolution. Sur ce plan, la France peut se vanter d’être dans le peloton de tête des nations anti-nature et cela de manière culturelle et institutionnelle. Pas étonnant donc de trouver dès l’entrée dans la réserve une gravière en exploitation dont l’extraction du gravier a donné naissance à un plan d’eau en lieu et place d’une zone humide végétalisée soumise aux fluctuations dynamiques des niveaux d’eau ; sans parler des nuisances sonores des machines. Cette gravière existait avant la création de la réserve et il est probable qu’en laissant la gravière dans le périmètre de la réserve, les autorités allemandes pensaient que celle-ci ne verrait pas sa concession renouvelée. Mais la commune française en a décidé autrement et la diplomatie a certainement prévalu sur la réglementation allemande des Naturschutzgebiet et donc les intérêts de la nature.

Voilà donc une réserve naturelle allemande alignée sur le standard de leurs homologues françaises : on y chasse, on y exploite une partie de la forêt, on y pratique l’agriculture (les champs sont toutefois limités car ce sont les prairies qui sont favorisées en tant que paysage éco-culturel, et depuis peu il est interdit d’utiliser des pesticides) et on y fait du pâturage écologique (ce qui sous-entend que le pâturage en temps normal n’a rien d’écologique…) avec des espèces domestiques dans des zones boisées situées au nord de la réserve dans le plus pur style de la gestion interventionniste dendrophobe. La fréquentation touristique est importante dans le contexte de deux régions peuplées. On peut parcourir certains secteurs à pied grâce à une trentaine de kilomètres de sentiers pédestres, on peut y faire du vélo et du canoé sur certains tronçons du vieux Rhin. Mais quelles impressions les visiteurs retiennent -ils d’une réserve naturelle où l’on voit des activités (gravière, chasse, coupes de bois, champs cultivés) identiques à celles ayant lieu à l’extérieur ? Une enquête serait intéressante à ce sujet. La présence au printemps de la flore prairiale et surtout celle des orchidées poussant sur la pente d’une digue font de cette partie de la réserve un « jardin naturel ». Ces orchidées sont en quelque sorte les plantes qui cachent une réserve appauvrie à faible degré de naturalité. En effet, certaines espèces peuvent se développer à peu près n’importe où, mais pour autant elles ne constituent pas à elles-seules un écosystème complexe et diversifié, qui plus est quand on entrave la nature par de multiples activités anthropiques. L’installation de cette réserve s’est faite sur les ruines d’une plaine alluviale sauvage, détruite par l’homme. Seuls 10 % de la réserve est en libre évolution, c’est bien insuffisant pour laisser de l’espace aux processus spontanés qui permettraient de mieux cicatriser les destructions du passé et les impacts du présent.

* Ecologue

(1) Morel L. et Chollet S. 2021. Naturalité et biodiversité : des relations à préciser pour penser la valeur de conservation des écosystèmes en libre évolution. Rev. For. Fr. LXXIII : 293-311.

(2) Terrasson F. 2008. La civilisation anti-nature. Sang de la Terre. 293 p.

Photo du haut : le talus de la digue dite des hautes eaux, véritable « réserve » d’orchidées dans la réserve naturelle du  Taubergiessen, sur les bords du Rhin © JC Génot