L’homme et les grands herbivores : entre herbivophobie et herbivophilie

Les gestionnaires des espaces protégés s’intéressent peu ou pas aux grands herbivores car ces espèces ne sont pas ciblées par la protection de leurs sites.

par Jean-Claude Génot *

Le cerf est le plus grand herbivore sauvage présent en France – photo Jean-Claude Génot

Les grands herbivores (élans, cerfs, bisons, aurochs) ont fasciné les hommes du Paléolithique comme en témoignent les peintures rupestres. Dans les Vosges du Nord, pendant près de 40 ans, j’ai baigné dans le discours technico-administratif sur l’équilibre sylvo-cynégétique, notion floue s’il en est. Longtemps, l’absence de critères partagés entre les divers acteurs de ce sujet ne leur a pas permis de s’entendre. Désormais, il existe des méthodes validées comme les Indices de Changements Ecologiques, ou ICE, qui permettent de mesurer sur des placettes la consommation de la végétation (strate herbacée et ligneux) par les herbivores. Encore faut-il que chasseurs et forestiers en tirent les mêmes conclusions et s’entendent sur l’équilibre à trouver, car de quel équilibre parle-t-on ? Celui entre les herbivores et la forêt ou celui entre les intérêts économiques de la filière bois et ceux du monde de la chasse ? Et de quelle forêt parle-t-on, une forêt proche de sa composition et de sa structure naturelle, un champ d’arbres avec des plantations ou les divers intermédiaires entre les deux extrêmes ?

En fait, par l’emploi du terme cynégétique, la formule résume l’opposition sans fin entre deux usages de la forêt : le bois et la chasse. Les forestiers veulent le plus de bois économiquement rentable possible et les chasseurs le plus de « gibier » possible. Or ces deux trajectoires sont incompatibles surtout si les herbivores consomment trop les semis des espèces intéressantes sur le plan économique (chêne, sapin par exemple). En forêt, le « en même temps » ne fonctionne pas dans ce cas précis. L’homme a supprimé les grands prédateurs (ours, loups, lynx), modifié profondément la composition et la structure des forêts et fragmenté les forêts en isolant les populations d’herbivores et croit encore naïvement qu’il existe un équilibre possible entre ces animaux et la végétation forestière. Pas d’équilibre dans un milieu complètement déséquilibré. De plus, la notion d’équilibre est à manier avec précaution en écologie car les interactions entre les diverses composantes d’un écosystème complexe comme la forêt sont tellement nombreuses et soumises à tellement de variables que les variations sont plus fréquentes que l’état stable si on envisage la forêt dans son ensemble, animaux compris.

Exclos de démonstration pour montrer ce qui pousse sans herbivores – photo Jean-Claude Génot

Les forêts des Vosges du Nord sont pauvres en végétation herbacée et naturellement les hêtraies acidiphiles ne possèdent pas les capacités d’accueil pour de fortes densités d’herbivores. Pour illustrer l’impact des herbivores sur la flore, les forestiers ont recours à des enclos à l’intérieur desquels on peut voir une végétation diversifiée et abondante (voir photo ci-dessus) tandis qu’à l’extérieur il ne pousse pas grand-chose et les arbres sont taillés par les herbivores qui se comportent comme des « jardiniers » (voir photo ci-dessous).

En dehors des « exclos », il y a moins de végétation et  des arbres « taillés » par les cerfs – photo Jean-Claude Génot

La démonstration paraît spectaculaire mais elle n’est pas très pédagogique car enfin, sinon de montrer la phobie des herbivores ou « herbivophobie » du monde forestier, à quoi peuvent servir des enclos sans herbivores alors que la forêt réelle en est peuplée ? De plus, de nombreux usagers de la forêt préfèrent qu’il y ait des fortes densités d’herbivores pour avoir une chance d’en observer au cours d’une promenade que d’en avoir moins afin que le chêne ou le sapin se régénèrent bien. Sur le strict plan écologique, les herbivores modifient les densités des plantes en sélectionnant certaines d’entre elles pour leur consommation, en éliminant certains arbres par l’écorçage et en transportant des graines, des spores mais aussi des pathogènes dans leur territoire.

Prairie pour les herbivores aménagée par les chasseurs en forêt – photo Jean-Claude Génot

Mais l’homme a favorisé les populations d’herbivores pour la chasse, soit en les nourrissant, soit en mettant à leur disposition des surfaces de prairies ou de cultures (voir photo ci-dessus). La gestion forestière, en effectuant des coupes et en multipliant les chemins, augmente la capacité alimentaire du milieu en favorisant les plantes herbacées. L’agriculture a créé des milieux ouverts (cultures, prairies) favorables aux herbivores. Toutes ces activités anthropiques ont permis d’augmenter les densités d’herbivores, en l’absence de grands prédateurs, seuls capables de les disperser et d’atténuer leur influence sur la végétation.

Mais quelle que soit la densité d’herbivores, en aucun cas ces derniers n’empêchent l’écosystème forestier de se développer car il y a toujours des espèces peu appétentes pour le cerf qui se régénèrent, comme le hêtre dans les Vosges du Nord par exemple. Au pire, les herbivores peuvent retarder l’avancée de la forêt dans le cas d’une prairie abandonnée, mais les genêts, les ronces et les hêtres sont les plus forts et avancent inexorablement (voir photo 4). Finalement tout est une question de nombre d’herbivores en fonction du type de forêt, mais ce nombre idéal est différent selon que l’on est forestier ou chasseur, d’où un débat sans fin. Dans ce débat, l’écologue cherche à montrer au forestier que plus le degré de naturalité de la forêt est faible (on mesure le degré de naturalité à l’aide de critères quantitatifs comme l’indigénat des espèces animales et végétales, la structure verticale et horizontale, la maturité, le bois mort, la fragmentation et l’ancienneté) (1) et plus les herbivores leur poseront des problèmes car les forêts à haut degré de naturalité possèdent une canopée dense laissant passer moins de lumière d’où des capacités alimentaires moindres que dans les forêts exploitées (2) (c’est plus le cas sur des sols pauvres comme dans le massif  Vosgien que sur des sols riches en plaine alluviale). Il tente de convaincre le chasseur de ne rien faire pour augmenter artificiellement les densités de « son » gibier et d’accepter les grands prédateurs. Enfin, il rappelle aux deux protagonistes que la forêt n’est pas seulement un « gisement » de bois et de gibier, mais aussi un lieu de vie pour les êtres vivants non humains et un lieu de bien être au contact de la nature pour nos concitoyens.

Ancienne prairie pour les herbivores recolonisée par la forêt – photo Jean-Claude Génot

Les gestionnaires des espaces protégés s’intéressent peu ou pas aux grands herbivores car ces espèces ne sont pas ciblées par la protection de leurs sites. Par contre, l’herbivorie est un « outil » très utilisé par les gestionnaires pour entretenir des milieux herbacés, en ayant recours à des espèces domestiques (ovins, bovins, équins). Les défenseurs de l’herbivorie, notamment dans les opérations de Rewilding (ré-ensauvagement en français), font appel à des espèces sauvages et domestiques, mais dans des espaces clôturés pour empêcher les arbres de pousser. Leur passion pour les herbivores ou « herbivophilie » traduit également leur dendrophobie (rejet des arbres). Ils commettent ainsi la même erreur que les forestiers, mais cette fois dans le but de prouver les mérites des herbivores pour empêcher le retour de la forêt. Si une parcelle forestière engrillagée sans herbivores n’est pas une forêt, un espace protégé clôturé avec une forte densité d’herbivores n’est pas un espace naturel mais un parc d’élevage. Le paradoxe est d’appeler cela du ré-ensauvagement, car dans la nature complète et sauvage, pas d’herbivorie sans prédation. Pour justifier du retour des herbivores dans la gestion des espaces naturels, les « herbivophiles » ont développé une théorie nommée « théorie des herbivores bulldozers », selon laquelle les grands herbivores ont empêché la forêt européenne initiale d’avoir un couvert continu, celle-ci étant entrecoupée de prairies permanentes. Des travaux palynologiques, entomologiques et historiques indiquent qu’avant le Néolithique, la forêt européenne était dense à l’exception des zones humides (tourbières, lacs, marécages et marais salés côtiers) et les ouvertures par défrichement ou par le feu ont été le fait des activités humaines, favorisant des densités d’herbivores bien supérieures à ce que pouvaient abriter les forêts primaires (3.) Cette théorie affirme que si les « forêts parcs » ont disparu, c’est parce que l’homme moderne a détruit la mégafaune dès qu’elle pénétrait dans un nouveau territoire. En France, effectivement le cheval de Solutré aurait disparu avec l’arrivée d’Homo sapiens en Europe, autour de 40 000 ans, alors que cette espèce avait coexisté avec l’homme de Néandertal depuis des centaines de milliers d’années. On sait toutefois que l’effondrement de la mégafaune à la fin du Pléistocène est multifactoriel ; les changements brusques de climat ont fortement modifié la productivité des sols et la capacité alimentaire des milieux, et peuvent avoir suffisamment fragilisé la mégafaune pour qu’elle disparaisse naturellement (4). Peut-être l’homme moderne n’a-t-il finalement fait que donner un coup de pouce, mais un coup de pouce fatal en exterminant une mégafaune repliée dans des culs-de sac (5). Enfin, les tenants de la « théorie des herbivores bulldozers » oublient que lorsque la mégafaune existait, leur abondance dépendait de la richesse végétale du milieu ; de plus des mégaprédateurs étaient également présents. La prédation joue un rôle important pour les herbivores, elle en limite numériquement les effectifs sans forcément réduire fortement les populations, mais surtout elle disperse les herbivores en maintenant une pression permanente que les scientifiques ont nommée « paysage de la peur » (6) qui réduit localement la pression sur les végétaux. Dans une nature digne de ce nom, il ne peut y avoir d’herbivores sans leur prédateur. Quand les densités augmentent fortement, cela est toujours le fait de l’homme : volontairement pour la chasse ou involontairement en créant des prairies, en ouvrant fortement la canopée des forêts et en réalisant des coupes rases.

*Ecologue

(1) Vallauri D. 2007b. Biodiversité, naturalité, humanité. Application à l’évaluation des forêts et de la qualité de la gestion. Rapport scientifique WWF. Marseille. 86 p.

(2) Schnitlzer A., Lang G. & Duchiron M-S. 2016. Le cerf : approche écologique et historique dans le massif vosgien. Première partie. Rev. For. Fr. LXVIII : 559-570.

(3) Van Vuure C. 2005. Retracing the Aurochs. History, Morphology and Ecology of an Extinct Wild Ox, Pensoft. Sofia-Moscow.

(4) Schnitzler A. & Génot J-C. 2020. La nature férale ou le retour du sauvage. Pour l’ensauvagement de nos paysages. Jouvence. 176 p.

(5) Frankel C. 2016. Extinctions. Du dinosaure à l’homme. Seuil. 309 p.

(6) Laundré J.W., Hernández L. & Altendorf K.B. 2001. Wolves, elk, and bison: reestablishing the « landscape of fear » in Yellowstone National Park, U.S.A. Revue canadienne de zoologie 79(8): 1401-1409.