Catastrophe Lubrizol : comment l’administration a circonvenu la commission d’enquête du Sénat sur l’absence de contrôles chez Normandie Logistique

Malgré toutes ses précisions et son utilité, le rapport d’inspection du ministère de la Transition écologique sur l’incendie Lubrizol/NL Logistique comporte des contre-vérités ou des omissions surprenantes, qui vont toutes dans le sens de préserver la DREAL (Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) et la préfecture de la Seine-Maritime qui étaient chargées de la surveillance de ces deux sites à Rouen.

Ce que Fanny, habitante de l’agglomération de Rouen, voyait de sa fenêtre juste après l’incendie de l’usine Lubrizol le 26 septembre 2019 – photo DR

par Gabriel Ullmann

Rappel des faits

L’incendie de grande ampleur, survenu dans la nuit du 25 au 26 septembre 2019 à Rouen, a détruit près de 10 000 tonnes de produits chimiques sur les sites des entreprises mitoyennes Lubrizol et Normandie Logistique (NL). Cette dernière stockait pour moitié de sa capacité des produits de Lubrizol, certains classés Seveso, alors qu’elle était simplement soumise à déclaration au titre des ICPE (Installations Classées pour la Protection de l’Environnement).

Fausse application du principe d’antériorité des droits

Malgré toutes ses précisions et son utilité, le rapport d’inspection du ministère sur l’incendie Lubrizol/NL Logistique (1) comporte des contre-vérités ou des omissions surprenantes, qui vont toutes dans le sens de préserver la DREAL et la préfecture de la Seine-Maritime qui étaient chargées de la surveillance de ces deux sites à Rouen. Il en est ainsi du principe d’antériorité des droits indûment appliqué par l’administration à NL.

Rappelons que si le droit d’antériorité relève d’un droit exceptionnel, l’article L.513-1 du code de l’environnement qui l’institue, pose cependant deux conditions pour pouvoir en bénéficier : les installations doivent avoir été régulièrement mises en service et l’exploitant doit s’être signalé auprès du préfet dans l’année suivant l’entrée en vigueur du décret modificatif de nomenclature concernant ses installations (2). Or, aucune des deux conditions, cumulatives, n’avait été remplie.

Comme le rappelle le rapport du ministère, avec un art consommé de la litote : « Avec la création de la rubrique 1510 en 1992, l’établissement est passé sous le régime de l’autorisation et a bénéficié de l’antériorité sans en avoir fait la déclaration. En 2010, le régime de l’enregistrement a été créé pour la rubrique 1510 : l’établissement est alors passé sous le régime de l’enregistrement, compte tenu du volume total de ses espaces de stockage, et a bénéficié une nouvelle fois de l’antériorité sans en avoir fait la demande » (p. 16). Pour autant, le rapport se garde bien de remettre en cause le droit d’antériorité qui a prévalu durant plusieurs décennies au bénéfice de NL. Il rajoute en note de bas de page : « Ce faisant, l’établissement est resté identifié par l’administration sous le régime de la déclaration, avec un suivi (sic : voir plus loin) de la part des services d’inspection des ICPE correspondant à ce régime de classement ».

Plus tard, lors de ses auditions diligentées per le Sénat, l’administration déclare qu’au moment des faits Normandie Logistique relevait du régime de la déclaration ICPE, au titre de la rubrique 1510 (entrepôt couvert), du fait du principe du droit d’antériorité. Affirmation spécieuse reprise telle quelle dans le rapport du Sénat sur la catastrophe Lubrizol (3) (p. 85).

Deux pages plus loin, l’administration revient sur cette assertion et reconnaît, implicitement, sa magistrale déficience, sans que le Sénat n’en ait exploité l’information : « D’après les services de la Dreal de Normandie, en comparant l’évolution de la nomenclature applicable aux entrepôts couverts aux activités supposées de Normandie Logistique, il est probable que cette installation ait en réalité relevé du régime de l’autorisation entre 1992 et 2010, puis du régime de l’enregistrement à compter de 2010 » (p. 87, nbp 2).

C’est pourquoi, l’administration, après avoir soutenu devant la commission d’enquête du Sénat que NL relevait bien de la déclaration, au nom du principe du droit d’antériorité, a aussitôt classé l’établissement au régime de l’enregistrement. Avec la précision suivante : « Le régime en vigueur d’un établissement correspond au régime de l’établissement avec prises en compte, depuis le dernier arrêté préfectoral de l’établissement, des évolutions de la nomenclature des installations classées qui s’appliquent de plein droit ». Exit le droit d’antériorité…

Absence fort préjudiciable de tout contrôle et notamment des contrôles périodiques

Ce que le rapport précité d’inspection du ministère qualifie d’ « un suivi [de NL] de la part des services d’inspection des ICPE correspondant à ce régime de classement », c’est-à-dire en fait à l’absence de tout suivi de la part de la DREAL, correspond à ce que cette dernière a elle-même reconnu devant le Sénat : « Les services de l’État justifient cette situation par l’absence de programme d’inspection des ICPE soumises au régime de déclaration » (p. 86).

L’élaboration du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) n’a même pas été l’occasion de contrôler NL et de s’interroger si l’établissement ne pouvait être une source de danger pour Lubrizol, notamment en cas d’incendie. De ce fait, le PPRT ignore superbement NL et l’exclut dans son périmètre.

L’administration s’est bien gardée par ailleurs d’évoquer l’obligation qu’avait NL de faire procéder à des contrôles périodiques de son établissement. Le statut de l’établissement n’était pas celui de la simple déclaration (D), mais bien celui de la déclaration avec contrôles périodiques (DC). La commission d’enquête du Sénat n’y a vu que du feu… Si j’ose m’exprimer ainsi.

La rubrique 1510, qui s’applique à NL, avait basculé de D à DC par le décret 2006-678 du 8 juin 2006. L’établissement passait donc automatiquement dans le cadre des contrôles périodiques. L’article L. 512-11 du code de l’environnement, édicte ainsi que les installations concernées, définies par décret en Conseil d’Etat en fonction des risques qu’elles présentent, peuvent être soumises à des contrôles périodiques « permettant à l’exploitant de s’assurer que ses installations fonctionnent dans les conditions requises par la réglementation ». Ces contrôles sont effectués aux frais de l’exploitant par des organismes tiers agréés. La périodicité du contrôle est de 5 ans au maximum.

En la matière, le principe du droit d’antériorité ne s’applique pas, quand bien même NL aurait pu régulièrement en bénéficier. En effet, d’une part l’article L.513-1 qui consacre ce droit le limite à un changement de régime entre la déclaration, l’enregistrement et l’autorisation. Or, en l’espèce, on reste bien dans le cadre du régime de la déclaration, mais assujetti à des contrôles périodiques obligatoires. D’autre part, le décret d’application de la loi Barnier de 1995 qui institua ces contrôles, à savoir le décret n° 2006-435 du 13 avril 2006, modifié par le décret n° 2009-835 du 6 juillet 2009, avait bien intégré le cas des installations préexistantes en portant l’obligation de procéder au premier contrôle périodique au 30 juin 2010 pour les installations mises en service avant le 1er janvier 1986.

En conséquence, NL aurait dû faire l’objet de deux contrôles de conformité, avant l’accident : l’un au 30 juin 2010, l’autre au 30 juin 2015 (5 ans plus tard).

Il n’en a rien été.

Quant à la mission d’information de l’Assemblée nationale consacrée à la catastrophe Lubrizol, elle passe également sous silence ce fait, tout en déplorant l’absence de contrôle de l’administration : « Au-delà de ces deux visites – qui ne constituent pas des contrôles à proprement parler – aucun contrôle n’a été réalisé. Cet état de fait paraît normal dans la situation administrative où se trouvait alors le site de NL Logistique, c’est-à-dire sous le régime de la déclaration. Pour ces ICPE considérées comme les moins à risques, la réglementation n’impose aucun contrôle régulier, mais uniquement en cas de problème. C’est ce qu’a confirmé le directeur de la DREAL de Normandie, M. Patrick Berg lors de son audition devant la mission d’information (…) Ce faible nombre de visites et l’absence totale de contrôles ne peuvent qu’être dénoncés par votre rapporteur » (4).

Et si le rapport de l’Assemblée discourt, de façon toute théorique, à quatre reprises sur les contrôles périodiques exigés pour certaines catégories d’installations classées soumises à déclaration, il ne dit mot sur l’obligation qui pesait alors sur NL sans que l’administration n’y veille.

Ni le rapport précité d’inspection du ministère, ni le rapport du Sénat, ni celui de l’Assemblée nationale, ni l’administration centrale (Direction générale de la prévention des risques), ni la DREAL au niveau régional, ne font mention de l’obligation de contrôles périodiques chez Normandie Logistique. Personne ne savait. Vraiment ?

(1 ) « L’incendie Lubrizol/NL Logistique » du 26 septembre 2019 à Rouen, Eléments d’analyse et propositions de suites à donner », Rapport CGEDD n° 0130014-01-CGE n° 2019/23/CGE/SG, février 2020.
(2) Voir Gabriel Ullmann, « Accident Lubrizol : le droit d’antériorité détourné par l’administration pour masquer ses déficiences » (1/2 et 2/2).
(3 ) Rapport n° 480 du 2 juin 2020.
(4) Rapport n°2689 du 12 février 2020 (page 26).