Le Centenaire de Bernard Heuvelmans

Membre des JNE pendant de longues années, le zoologiste et écrivain franco-belge Bernard Heuvelmans (mort en 2001) aurait eu 100 ans le 10 octobre dernier. Scientifique érudit, à la prose vive et attrayante, il a abordé dans ses livres avec un égal talent une grande variété de sujets. Mais c’est avant tout en tant que créateur d’une nouvelle discipline, la cryptozoologie, qu’il s’est fait connaître dans le monde entier.

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par Benoit Grison

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Bernard Heuvelmans à sa table de travail au Vésinet (1992)

Né en 1916 au Havre – où ses parents avaient suivi le gouvernement belge en exil après l’invasion allemande de la Belgique, le jeune Bernard Heuvelmans a très tôt manifesté un intérêt pour le monde animal et les récits des grands explorateurs. Etudiant en biologie à l’Université de Bruxelles, cet esprit curieux se prend également de passion pour le jazz, et devient le chanteur prisé de différents orchestres : il côtoiera ainsi des musiciens réputés comme Bobby Jaspar et se liera même d’amitié avec le grand saxophoniste Coleman Hawkins…

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Après la soutenance de sa thèse en 1939, déjà consacrée à un animal « hors normes », l’étrange mammifère fouisseur africain qu’est l’oryctérope, Heuvelmans publie deux excellents livres de vulgarisation qui, contre toute attente, ne traitent pas de sciences naturelles, mais d’astronomie et de physique théorique ! Cette curiosité pluridisciplinaire, qui perdura toute son existence, le prédisposait à édifier ce qui allait devenir la cryptozoologie, la « science des animaux cachés », un champ de recherche à l’interface de différents domaines du savoir.

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A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le jeune écrivain scientifique va quitter Bruxelles pour Paris. Là, en 1955, après un ouvrage remarqué consacré à la biologie de la mort et du vieillissement, Le Secret des Parques, il fait paraître le livre qui le rendra célèbre : Sur la Piste des Bêtes Ignorées. Celui-ci, traduit en de multiples langues, et vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde entier, pose les bases de ce qui allait devenir l’approche cryptozoologique. Au fil des pages, y sont convoquées toutes sortes de créatures à l’existence controversée : Yéti, paresseux géants et moas reliques, ou encore l’Orang pendek (un singe énigmatique d’Indonésie) et le Mokélé-Mbembé d’Afrique centrale (un animal à allure de grand reptile inconnu)…

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L’idée directrice de l’ouvrage est d’analyser avec rigueur, dans une optique de « scepticisme ouvert », les témoignages et savoirs autochtones relatifs à ces espèces problématiques, en tentant de faire la part du mythe et de la réalité zoologique les concernant. Bernard Heuvelmans écrira ensuite de nombreux autres livres dans cette perspective : citons notamment Dans le sillage des monstres marins – sur le calmar géant, Les Derniers Dragons d’Afrique (1978) ou Les Ours insolites d’Afrique, publié à titre posthume (qui traite de la fascinante question de l’ours de l’Atlas).

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L’un des courants de la zoologie moderne dont l’Heuvelmans de la maturité se sentait le plus proche était l’éthologie, qui n’était pas à proprement parler enseignée dans l’Université de sa jeunesse…. Observateur hors-pair, intéressé par tout ce qui a trait à l’ « habituation » des bêtes sauvages à des fins d’étude, Bernard Heuvelmans était en communion intellectuelle avec la posture de l’éthologue, « compréhensive », laquelle suppose une forme d’empathie avec son « objet » d’étude, bien en accord avec les préoccupations d’éthique animale qui étaient les siennes.

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Les observations pionnières qu’il a réalisées sur quantité d’animaux (des insectes aux « vertébrés supérieurs » en passant par les poissons) sont notables, tant par leur quantité que par leur qualité. Je ne mentionnerai ici que deux exemples, relatifs à la primatologie : l’affirmation dès les années 1950 que les grands singes africains peuvent avoir un mode alimentaire épisodiquement carnivore, ce qui a été confirmé ultérieurement chez le chimpanzé et le bonobo ; l’insistance sur l’existence de comportements d’autothérapie chez les singes – et d’autres mammifères – dès 1965, alors qu’il a fallu attendre 1992 pour que ce fait fût unanimement admis (l’on en est maintenant à recenser la pharmacopée végétale des grands singes !).

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Enfin, grand voyageur devant l’éternel, Bernard Heuvelmans manifesta toute sa vie un intérêt passionné pour l’ethnologie. Cette ouverture aux « cultures autres » va le conduire à s’engager dans la défense d’ethnies minoritaires persécutées (avec Norman Lewis, il fut l’un des premiers à dénoncer le sort fait aux Indiens d’Amazonie) et à être réceptif à la connaissance qu’ont diverses sociétés « exotiques » de la faune de leur terroir.

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C’est précisément sur de tels « ethnosavoirs », ainsi que sur des témoignages recoupés, et de rares indices matériels, que repose la cryptozoologie, ce domaine-frontière de la zoologie qui explore à sa manière la part ignorée de la biodiversité animale (pour s’en tenir aux seuls vertébrés, l’on décrit chaque année des dizaines de formes inédites de ces derniers).

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En cela, la cryptozoologie défendue par Heuvelmans est une forme d’ethnozoologie, touchant aussi bien à la question des connaissances naturalistes très précises possédées par certaines populations, qu’à celle de la production culturelle de créatures mythiques. Si l’on n’a pas trouvé à ce jour de Yéti, une cryptozoologie sérieuse et interdisciplinaire ainsi conçue, à mille lieues des élucubrations de certains, a enregistré des succès incontestables : ces dernières décennies, s’appuyant sur les savoirs des gens du cru, sa méthode a permis la découverte d’espèces nouvelles, telles que le fameux saola du Vietnam, bovidé qui constitue une sorte d’intermédiaire entre caprins et antilopes, ou encore au large de Célèbes, une deuxième espèce de coelacanthe, le rajah laut…

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Comme on le voit, si les controverses suscitées par son œuvre scientifique érudite sont loin d’être toutes éteintes, Bernard Heuvelmans nous a laissé un héritage intellectuel stimulant et toujours d’actualité.

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