Obsolescence programmée

On se sentait un peu gelé de la plume, mais Charlie Hebdo paru, mais Fabrice Nicolino recommençant à écrire, ça réchauffe.

 

par Elise Rousseau

 

L’obsolescence programmée, vous en avez tous entendu parler.
Obsolescence : fait de devenir périmé ou de tomber en désuétude.
Programmée : prévue, configurée, organisée.

 

L’obsolescence programmée, à la base, c’est le fait d’inciter les gens à remplacer un appareil qui fonctionne par un autre plus moderne, avec encore plus de possibilités, ou plus à la mode. Mais on est allé plus loin, avec la non-durabilité planifiée : c’est-à-dire qu’au moment même de créer le produit, on le conçoit de telle sorte qu’il ne puisse durer trop longtemps, et ce afin de nous en faire racheter un autre. Bien que quelques lois molles tentent d’empêcher ces pratiques, elles continuent d’avoir la vie belle…

 

Deux exemples vécus en moins d’un an.

 

La précédente ayant trépassé avec moult glouglous, achat d’une machine à laver le linge dans une grande enseigne d’électroménager.

 

Discussion avec le vendeur :
« Bonjour, je suis écolo, laquelle serait la moins polluante ? Laquelle serait assez solide pour durer un peu ? »

 

Coup de bol, le vendeur aussi est un vieil écolo. Il fait une grimace puis finit par murmurer sur un ton de confidence.

 

« Prenez la moins chère.
Pardon ?
Prenez la moins chère. Dans 5 ans, elles seront toutes grillées, quel que soit le prix. C’est l’obsolescence programmée. Vous n’en trouverez pas une seule qui tienne la route. »

 

Bien…

 

Autre discussion, quelques mois plus tard. Une radio achetée il y a un an vient de rendre l’âme. Une dizaine de jours, très exactement, après la date de garantie. Un peu fort de café. La défunte crachouilleuse est rapportée chez la grande enseigne d’électroménager d’où elle vient :

 
« Bonjour. Ce que j’ai à dire, ce n’est pas du tout contre vous en tant que personne, je sais bien que vous n’y êtes pour rien, mais juste si vous avez moyen de faire remonter l’info. Ma radio vient de tomber en panne, 10 jours après la fin de la garantie. Alors voilà, je voulais féliciter votre enseigne pour l’obsolescence programmée. Bravo vraiment parce que là c’est un beau cas d’école. »

 

A nouveau, grimace gênée du vendeur qui semble réfléchir. Puis lui aussi, le voilà qui se penche et dit à voix basse :

 

« Écoutez… je vous le dis entre nous, parce que vous ne m’agressez pas. Que ce soit ici ou dans n’importe quelle autre enseigne, y’a plus aucun appareil qui dure, c’est fini, ça n’existe plus. C’est conçu pour ne pas durer. Pour faire marcher les ventes. »

 

Voilà… Les vendeurs (rarement au rayon machines à laver d’un grand groupe par passion personnelle) savent qu’ils vendent de la merde et, désormais, ils l’admettent aisément, encore à voix basse et encore avec de petites grimaces, mais au fond totalement outrés eux-mêmes par le système.

 

A notre niveau de technologie, on est plus que jamais capables de construire des frigos, des téléphones, des ordinateurs, etc., d’excellente qualité, et qui durent très longtemps (on se souvient tous des frigos des grands-parents qui duraient trente ans parfois…). Et aujourd’hui, plus que jamais, en cas de panne, on serait capable de réparer tout cela. Pourtant, dans la réalité, toutes nos machines tombent désormais irrémédiablement en panne au bout de quelques années. Et quand on veut les faire réparer, cela n’est pas possible : le coût de la réparation est toujours supérieur à la valeur d’un appareil neuf. Donc on jette, et on change.
Tout cela est voulu, pensé. Des ingénieurs y travaillent : on ne souhaite pas que les appareils durent trop longtemps, cela ne serait pas bon pour les ventes.

 

C’est l’un des pires scandales écologiques, la moelle d’un système vicié, mais qui est le monstre ? Ces salauds de constructeurs ? Ces fumiers de politiques ? Les vendeurs complices ? Non. Le monstre, c’est le consommateur.

 

Celui qui veut avoir le dernier smartphone à la mode, la dernière chaîne hifi, le dernier écran plat, celui qui ne cesse d’enclencher cette fuite en avant, encore, encore, et encore. Qui accepte tout cela sans rien dire ou en y contribuant.

 

Pour quelques-uns qui subissent, qui ne voudraient que changer leur vieille télé ou leur ordinateur qui a planté, il y a une majorité qui adhère totalement à cette folie, et qui la génère activement.

 

Pourtant, oui, on peut en partie résister à cela. On peut se contenter d’un certain minimum technologique sans être dans cette course consumériste. On peut être au moins dans un début de sobriété heureuse, même si c’est marginalisant.

 

L’obsolescence programmée, c’est l’illustration la plus parfaite de notre société de consommation, et de l’argent érigé en valeur ultime.

 
Ne pas acheter le dernier gadget à la mode, ne pas céder à la pression, ce n’est pas anodin : c’est un pas pour changer le monde. Et si chacun le faisait, notre société serait différente.

 

Parce que l’obsolescence programmée, c’est aussi sociétal.

 

Du haut en bas de la chaîne.

 

L’obsolescence programmée, et bien programmée, mais cette fois sans le faire exprès, c’est notre société actuelle : course à l’argent, course aux réélections, course au narcissisme, règne du périssable sur tous les plans. Gadgets en bas, gadgets en haut. Une société qui manque de valeurs, de profondeur, de culture, qui passe son temps à se tirer vers le bas. En manque de tout, retour à l’obscurantisme, au fanatisme, qui au moins donnent des réponses. Et l’homme préfèrera toujours des réponses, même stupides, à une absence de réponses. C’est l’absurdité de notre système sociétal qui nous tue. Ce délire consumériste infini dans un monde fini. Un égarement qui nous conduit, Occidentaux, à oppresser le reste du monde et la planète depuis trop longtemps. C’est ce smartphone, c’est cette machine à café dernière génération, c’est cette télé aux trois cents chaînes, ces vêtements à la mode, c’est tout ce creux et ce vide de sens, l’un des terreaux de la folie. Et l’une des mamelles de tous les fanatismes.

 

Mais sur un plan plus particulier, l’obsolescence programmée, c’est l’individualisme érigé en valeur, l’indifférence ou l’oubli de la politesse comme posture calculée pour se sentir cool, la vie préférée virtuelle et mise en scène que vécue.

 

C’est ne plus savoir dire bonjour, merci, ne plus prendre la peine de dire pardon quand on sait qu’on a fait de la peine à quelqu’un, c’est mettre trois jours à répondre à un SMS sans s’excuser parce qu’on pense que ça donne l’image de quelqu’un de très occupé, c’est ne plus souhaiter la bonne année parce que c’est devenu la norme pour beaucoup de ne plus le faire (alors que c’est bien l’une des rares et dernières traditions pas commerciales : gratuite, solidaire).

 

Tout ça, c’est de l’obsolescence programmée aussi, c’est tout ce foutu monde dans lequel on vit, et qui n’est pas durable, parce que la seule chose de durable, pour nous humains, c’est la façon dont on se traite entre nous, c’est la façon dont on traite les animaux domestiques et sauvages, c’est la façon dont on prend soin de la nature.

 

Alors certains ont de vraies excuses dans leurs difficultés à exprimer leur humanité, mais la plupart d’entre nous ne le font pas juste par posture, juste par mode, juste pour ne pas vouloir être comme tout le monde (sauf que tout le monde maintenant est comme ça !), et c’est une gangrène. L’individualisme, le virtuel, le superficiel, c’est l’obsolescence programmée. Et vite, que tout cela tombe en panne une bonne fois, pour qu’on réapprenne à construire autre chose !

 
Pour qu’on réapprenne le durable, le solide, le réparable, sur tous les plans.

 

Nous n’avons pas besoin de smartphone, d’amis virtuels, de baignoires à bulles, nous avons besoin de sens : d’humanité, de philosophie, de raison, d’amour, d’humour, d’art, de résistance, pour pouvoir contourner la douleur, ne pas la laisser nous étouffer, mais la sublimer vers nos forces créatrices.

 

On peut changer le monde : commençons par changer nous-mêmes… durablement.