En détruisant la nature, nous nous mutilons nous-mêmes

Voici un extrait du livre d’Yves Paccalet, Eloge des mangeurs d’hommes, à paraître le 1er octobre 2014 aux éditions Arthaud.

 

par Yves Paccalet

 

Qui pourrait chiffrer, en euros ou en dollars, en sesterces ou en ducats, en louis ou en maravédis, le prix du plaisir que nous prenons à contempler une forêt, un éléphant, un papillon, la splendeur d’un récif de corail ? Quelle est la valeur vénale du saut du dauphin ou du chant du rossignol ? Combien pourrait-on négocier le spectacle de l’orque qui chasse, du requin qui rôde, du tigre qui ondule dans la savane, du lion qui secoue sa crinière, du loup qui trottine dans la neige ou de l’ours qui se dandine en attendant le saumon ?

 

Comment chiffrer, pour l’enfant, l’importance de savoir que le loup du Petit Chaperon rouge trotte encore « pour de vrai » dans la forêt ? Que l’aigle des Fables de La Fontaine plane toujours sur la montagne ? Que les héros des Trois petits ours continuent de hanter la sapinière ?

 

Comment les petits Inuits accéderaient-ils à leur mythologie – à la légende de Sedna – si l’ours polaire, le narval, le requin du Groenland et le phoque venaient à manquer ?

 

Comment les gamins de l’Inde comprendraient-ils le Ramayânâ s’il n’existait plus ni éléphants d’Asie, ni tigres, ni ours lippus, ni cobras à lunettes ?

 

Pour les petits Africains, que signifieraient les histoires racontées par le griot, sous le baobab, sans l’éléphant d’Afrique, le crocodile, la girafe, la panthère et le lion ?

 

Comment les enfants d’Amérique centrale pourraient-ils reconnaître, sur les pyramides aztèques ou mayas, le jaguar et le python sacrés, si ce félin et ce serpent n’existaient plus dans la jungle ?

 

Comment les jeunes Aborigènes australiens garderaient-ils le contact avec la culture de leur peuple et le Temps du Rêve, sans le crocodile marin, le python, le requin de récif et le dingo ?

 

Quant aux Maoris de Nouvelle-Zélande, ils ne sauraient même plus d’où ils viennent : leur cosmologie raconte que leurs ancêtres gagnèrent leur « île du Long Nuage blanc » assis sur le dos d’une baleine…

 

En anéantissant les grands prédateurs, ainsi que la faune et la flore qui leur sont associées, nous ferions disparaître des créatures indispensables à l’équilibre de notre planète. Nous nous priverions d’espèces uniques et merveilleuses, que l’évolution darwinienne a forgées et perfectionnées durant des millénaires.

 

En anéantissant ces splendeurs qui, parfois, nous blessent ou signent notre mort, nous perdrions bien davantage. Nous nous couperions des racines mêmes de notre culture. Nous renierions une large part de notre civilisation. Nous nous séparerions de ce qui nous a fait hommes bien avant l’invention du fusil-mitrailleur, de la tronçonneuse et du bulldozer. Nous interdirions à nos enfants des spectacles de nature sublimes, mais nous les isolerions surtout de la plupart de nos récits mythologiques, de nombre de nos poèmes, de nos romans, de nos peintures, de nos films ou de nos bandes dessinées.

 

En tuant tous les loups, tous les ours, tous les requins et tous les autres grands animaux de la terre et de la mer, comme nous avons commencé de le faire, nous ne nous débarrasserions pas d’une bande de créatures dignes de la Préhistoire, qui nous inquiètent, nous encombrent ou nous importunent. Nous nous mutilerions nous-mêmes. Nous nous trancherions, dans le cerveau, des portions entières de mémoire et de splendeur – de pans de culture et de plaisir que nos mères et nos pères avaient conservés, mais que nous interdirions aux générations futures.

 

Cliquez ici pour lire l’édito d’Yves Paccalet : Loups, requins, ours, et compagnie : plaidoyer pour les mal-aimés.