L’écologie à travers « Le Monde » (3e partie) : l’environnementaliste Roger Cans, bien isolé (1981-1998)

Un historique du contenu du quotidien Le Monde donne une bonne image de l’écologie telle qu’elle est traitée dans les médias en général.

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Par Michel Sourrouille

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Le journaliste Roger Cans succède à Marc Ambroise-Rendu sur la rubrique environnement au journal Le Monde en 1982. Mais l’élection de Mitterrand en 1981 avait été un coup d’arrêt à la politique environnementale et surtout à la mobilisation associative qui était traitée précédemment par Marc Ambroise-Rendu. Toute la France avait cru que le socialisme au pouvoir résoudrait toutes les difficultés. Or, sous la direction de Jacques Fauvet, ancien chef du service politique, l’environnement ne prenait vraiment sens que si un mouvement politique l’assumait ; c’est pourquoi, quand Roger Cans reprend la rubrique environnement au Monde, il se retrouve seul et isolé. Son chef de service lui dit carrément que l’important était la décentralisation et la régionalisation, qui devraient occuper 80 % de son temps. Mais très vite, Cans a pu de sa propre volonté consacrer 90 % de son temps à la rubrique environnement. Avec quelques revers.

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En 1984, Cans avait pris l’initiative d’un reportage sur l’agriculture biologique. Durant une semaine, il avait visité une ferme de Beauce en cours de conversion, une autre de la communauté Lanza del Vasto, un petit élevage de Mayenne et un jeune couple d’éleveurs de l’Orne. Il a eu l’impudence (l’imprudence) d’en faire une série de trois papiers, afin d’en montrer l’intérêt et la diversité. Le directeur de la rédaction d’alors, Daniel Vernet, le croise dans le couloir et lui demande : « l’agriculture bio, combien de divisions ? » (par analogie avec la blague de Staline sur le Pape…). Le journaliste répond un peu trop vite « moins de 1 % », ce qui était vrai… et les articles passent à la trappe. Toujours en 1984, Cans avait proposé de couvrir une AG des Verts dans un gymnase de Dijon. Le service politique lui avait dit alors qu’il « avait du temps à perdre ».

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En 1985, l’affaire Greenpeace passionne Le Monde parce que c’est une affaire politiquement sérieuse (la bombe atomique, la Polynésie, Charles Hernu, les plongeurs d’Aspretto, le coulage du Rainbow Warrior en Nouvelle Zélande, Mitterrand, etc.). La totale. Le quotidien mobilise Cans pour passer six semaines à bord du Greenpeace (embarquement à Curaçao, débarquement à Papeete) afin de couvrir la campagne des « écolo-pacifistes » contre les essais nucléaires français. Un arrangement a été conclu avec Gamma TV pour associer nos forces durant cette campagne. Le Monde mobilise aussi son rédacteur défense, Jacques Isnard, qui embarque dans le navire de la Marine française. Ainsi, la couverture est totale sur l’océan, avec la vision binoculaire écolos/Marine française.

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Pendant ce temps, à Paris, deux fins limiers du service Justice (Bertrand Le Gendre) et Police (Edwy Plenel), se mobilisent pour corser l’affaire, découvrir une 3e équipe et pousser Hernu à la démission. L’aspect environnemental de la bombe atomique n’intéresse toujours pas Le Monde. C’est seulement quand la politique s’en empare que la rédaction suit.

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Même avec des catastrophes écologiques, la rubrique environnement a du mal à s’imposer. L’affaire de Bhopal, cette fuite de gaz mortel qui tue ou blesse des milliers d’habitants d’une grande ville indienne en décembre 1984 ne donne lieu qu’à une brève le premier jour. Et le correspondant à New-Delhi n’ira à Bhopal que plusieurs mois après la catastrophe, lorsque l’affaire deviendra politique.

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Idem pour Tchernobyl, en avril 1986 : le correspondant à Moscou n’ira jamais enquêter sur place, la couverture de l’événement est donc minimale. Il faut attendre octobre 1986 pour que le journal propose à Cans un reportage pas cher : accompagner Pierre Mauroy, ancien Premier ministre et président des cités unies, qui va présider un congrès à Kiev et qui invite quelques journalistes politiques. Le Monde publiera le reportage à Kiev mais aussi un petit papier politique sur le PS vu par Pierre Mauroy, qui enchantera André Fontaine, alors rédacteur en chef. On n’ira à Tchernobyl que par inadvertance : ce sont des congressistes italiens du PCI, parmi lesquels des médecins, qui ont demandé à enquêter sur Tchernobyl en marge du congrès.

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Il a fallu le succès de l’écologie politique lors des élections municipales de 1988 et des européennes de 1989 pour que le quotidien s’y intéresse un peu. Un nouvel élan est donné avec la préparation du sommet de Rio en 1992. Une petite chronique « l’avenir de la planète », n’a eu qu’un temps. Mais l’écologie n’est toujours pas un service ni un département rédactionnel, l’environnement reste un problème technique. Et l’écologie politique reste considérée comme une nuisance puisqu’elle affaiblit la gauche dans les élections (comme aux USA Ralph Nader qui fait élire Bush au lieu de John Kerry). Colombani considérait même Antoine Waechter comme « à droite de la droite ».

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