Le journalisme de nature et d’écologie n’est pas toujours un long fleuve tranquille

 


par Laurent Samuel,
Vice-Président des JNE

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L’information n’a pas fait l’ouverture des journaux télévisés du monde entier. Elle n’a guère non plus été retweetée ou « likée » sur Facebook. Pourtant, Philip Jacobson, un journaliste américain travaillant pour un site d’information spécialisé dans l’environnement, Mongabay, a passé fin janvier plusieurs jours en détention à Palangka Raya, une ville du sud de l’île de Bornéo, au centre de l’Indonésie, avant d’y être placé en résidence surveillée, puis finalement remis en liberté le 31 janvier. Philip Jacobson était menacé d’une peine de cinq ans de prison pour avoir « violé la loi sur l’immigration de 2011 », sans que les autorités précisent clairement l’objet du litige. Mais, aux yeux du pouvoir indonésien, le vrai « crime » de ce journaliste est très probablement d’avoir rencontré en décembre des membres de la section locale de l’Alliance des peuples autochtones de l’archipel indonésien (Aliansi Masyarakat Adat Nusantara, AMAN), puis d’avoir assisté à une session de dialogue au Parlement local entre des représentants de l’AMAN et des élus de la province du Kalimantan central. Le journaliste, qui travaille entre les Etats-Unis et l’Indonésie depuis une dizaine d’années, s’était aussi fait remarquer pour avoir couvert les cas de déforestation illégale sur l’île de Bornéo.

Plusieurs organisations, dont les JNE et Reporters sans frontières (qui avaient envoyé une lettre commune de protestation à l’ambassade d’Indonésie à Paris) ainsi que la Société américaine des journalistes d’environnement, s’étaient mobilisées pour obtenir sa libération. Encore Philip Jacobson a-t-il eu la « chance » d’être (selon ses propres dires) bien traité en prison et relâché rapidement, peut-être en partie grâce à ces soutiens. Mais voilà, à travers le monde, d’autres journalistes spécialisés en environnement subissent un sort plus funeste. Selon une enquête du Comité pour la protection des journalistes, rendue publique le 17 juin 2019 par le quotidien britannique The Guardian, treize journalistes couvrant des problématiques liées à l’environnement ont perdu la vie ces dix dernières années à cause de leur travail. Un bilan partiel : le Comité pour la protection des journalistes se penche actuellement sur la mort de 16 autres personnes.

« Les questions environnementales touchent à la fois à certains des plus grands abus de pouvoir dans le monde et à certaines des plus grandes concentrations de pouvoir », avance au Guardian Bruce Shapiro, directeur du Dart Center for Journalism and Trauma. « J’ai du mal à imaginer une catégorie de journalistes d’investigation qui interagissent au quotidien avec des acteurs plus dangereux. Un reportage d’investigation sur l’environnement peut être aussi dangereux qu’un reportage sur la contrebande de stupéfiants. » Dans un article de The Conversation, le 3 janvier 2019, Éric Freedman, professeur de journalisme à l’université du Michigan, ajoutait : « Les controverses environnementales impliquent souvent de puissants intérêts économiques et commerciaux, des batailles politiques, des activités criminelles, des insurgés antigouvernementaux ou encore de la corruption […]. Que ce soit dans les pays riches ou en développement, les journalistes qui couvrent ces questions deviennent une cible privilégiée ».

Ce constat a conduit à la création du collectif Forbidden Stories, regroupant des journalistes de nombreux médias internationaux (dont le Monde et France Télévisions), qui mettent en commun leurs moyens et compétences, comme pour le projet Green Blood sur les dommages environnementaux et autres abus de compagnies minières. « La série « Green Blood » a poursuivi les investigations de trois reporters, tous empêchés d’enquêter (sur ce sujet). Pour la première fois, 40 journalistes de 15 pays différents ont été réunis par Forbidden Stories pour faire toute la lumière sur ces chaînes de production minières opaques en Inde, en Tanzanie et au Guatemala, grâce à un travail sur le terrain et en ligne, à l’aide d’outils Open Source. » Le résultat de ces huit mois d’enquête collaborative a été publié la semaine du 17 juin 2019 dans 30 organes de presse du monde entier, dont le Monde.`

Dans les pays occidentaux, les journalistes spécialisés ne sont pas soumis à de telles menaces et exactions. Pour autant, l’exercice de leur métier n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Dès que l’on enquête sur des sujets « sensibles » comme les pesticides, la sécurité industrielle ou le nucléaire, la rétention d’information reste trop souvent la règle et les pressions des lobbys sont permanentes. Plus largement, le poids des grands groupes financiers et industriels qui possèdent une bonne partie des médias se fait sentir, de même que celui des annonceurs. Sans compter le rôle de certains rédacteurs en chef orientant les enquêteurs de terrain afin qu’ils corroborent leurs idées préconçues sur un sujet. Pour avoir un aperçu complet de l’état des médias internationaux en 2020, on ne saurait trop vous conseiller le film de notre consoeur Anne-Sophie Novel, Le monde, les médias et moi, prolongé par un livre éponyme paru aux éditions Actes Sud.

Mais alors, que faire ? Depuis quelques mois, plusieurs initiatives ont été lancées, comme l’Appel pour un engagement éthique et écologique du journalisme européen, initié par plusieurs journalistes internationaux dont Santiago Vilanova, membre historique des JNE, ou la décision des animateurs des Assises du journalisme de consacrer leur édition 2020 (du 31 mars au 3 avril à Tours, avec la participation des JNE) au thème Chaud devant ! Urgence Climatique et responsabilités journalistiques. Extrait de l’appel de ces Assises : « Les scientifiques tirent la sonnette d’alarme depuis des décennies : la maison brûle ! Et la question nous est posée : face à cette urgence, que font les journalistes et les médias ? C’est un enjeu de société majeur ? Comment informer sur la fin d’un monde ? Pour ne pas dire, comme l’affirment certains : comment informer avant la fin du monde ? » Autant de questions qui, dans les prochains mois, seront au cœur des réflexions et des actions des JNE.

La liste des 13 journalistes environnementaux tués entre 2009 et 2019

Crispin Perez (Philippines, 2009), Desidario Camangyan (Philippines, 2010), Ardiansyah Matra’is (Indonesie, 2010), Gerardo Ortega (Philippines, 2010), Darío Fernández Jaén (Panama, 2011), Wisut « Ae » Tangwittayaporn (Thailande, 2012), Hang Serei Odom (Cambodge, 2012), Sai Reddy (Inde, 2013), Mikhail Beketov (Russie, 2013), Jagendra Singh (Inde, 2015), Soe Moe Tun (Myanmar, 2016), Karun Misra (Inde, 2016), María Efigenia Vásquez Astudillo (Colombie, 2017)