Fanatisme, quels fanatiques ? (à propos du livre de Pascal Bruckner)

Frédéric Denhez, écrivain et journaliste, réagit au livre de Pascal Bruckner, Le fanatisme de l’Apocalypse, qui vient de sortir chez Grasset.

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par Frédéric Denhez

 

 

 

Pascal Bruckner a parlé. Conscients de l’importance de ses propos, les médias ont ouvert leurs micros, préchauffé leurs fauteuils, réglé leurs caméras pour que notre homme fût à l’aise. Avant même que son œuvre ait été publiée, elle buzzait sur le Web. L’avant-veille de la Révélation, il professa sur Inter. Le lendemain, chez Taddéi. Calme. Depuis, c’est à flux tendu. Maintenant, on sait le message : les écolos, avec un grand z, sont des fanatiques qui préfèrent la planète à l’humanité.

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Bouh qu’ils sont vilains…

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La nouveauté de la thèse est suffocante. Luc Ferry l’avait peu ou prou déjà défendue dans un livre d’un autre tonneau, certes moins drôle et moins facile d’accès, Le Nouvel ordre écologique. C’était en 1992. Pascal Bruckner recycle donc, tout en modernisant l’affaire. L’essentiel était de tomber au bon moment. Il ne pouvait rêver mieux que maintenant.

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C’est la crise, la France s’ennuie, elle n’a plus d’autres utopies que la sécurité et le pouvoir d’achat, elle a peur d’à peu près tout (sauf de faire des enfants, allez comprendre) et elle étouffe sous l’avalanche quotidienne de messages d’ordre écologique abscons, excessifs, mercantiles ou culpabilisants.

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Comprenant son désarroi, Pascal Bruckner écrit et parle pour l’aider à verbaliser, il faut savoir l’en remercier. Les philosophes sont les psychothérapeutes des civilisations. Les nouveaux philosophes, dont notre ami soixantenaire fait sans doute partie du club, sont nos cellules d’aide psychologique. Leur but n’est pas de nous aider à comprendre, mais de nous offrir des dérivatifs. Des bâtons totems. Ou des boucs émissaires, c’est plus simple.
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La critique serait plus facile évidemment si Bruckner n’avait pas raison sur le fond. Il existe en effet des cinglés parmi les écologistes, des tristes que l’on trouve en grand nombre dans la réserve des Malthusiens qui considèrent que la femme enceinte multipare est presque aussi nocive pour la planète que la côte de bœuf (même bio).
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Il est tout aussi vrai que le discours écologiste, tel qu’il est véhiculé ou entendu, transpire son judéo-christianisme à plein nez : nous avons péché, nous allons par nos petits gestes faire pénitence, nous allons nous flageller pour faire acte de contrition afin d’extirper de notre corps la méchanceté inhérente à l’homme occidental pollueur de toute chose, et nous attendrons la mort sous l’ombre de la robe de bure kaki des prêcheurs écolos, car même en éteignant la lumière, l’Apocalypse viendra.

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C’est d’ailleurs inscrit dans notre inconscient : nous sommes nés avec un récit de la création, on ne voit pas pourquoi il n’y aurait pas au bout un récit de la fin. Bruckner est aussi juste lorsqu’il relève en nous un mépris du progrès, une mise en accusation de la science, une envie de passéisme, la haine de nous-mêmes, l’envie de régression, la quête de désespoir. De même lorsqu’il voit des liens contre-nature entre l’écologisme et le néolibéralisme. Il y a à l’évidence des écolos benêts, idiots utiles du capitalisme, on peut en entendre dans la plupart des ONG nationales et des partis politiques.

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Le problème est que Pascal Bruckner nous aime tellement qu’il s’est laissé emporter par sa colère. Du brouet de Ferry remis sur le feu, il a fait une potion écœurante. Enfin, Pascal, les zécolos sont Pétainistes parce que le sauveur de Verdun a promu le vélo ? Vous vous trompez ! Il n’y avait pas qu’eux ! Et les agriculteurs, alors, ne travaillent-ils pas la terre qui ne peut pas leur mentir ? Et les homos ? Et les naturistes ? ! Les nazis n’avaient-ils pas développé un culte du corps sain ? Ne s’emmanchait-on pas gaillardement dans les casernes de la SA ?

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Et les défenseurs des animaux, et les naturalistes ? Les gouvernements européens les plus protecteurs de la nature et des animaux domestiques ne furent-ils pas ceux d’Adolf Hitler ? On peut à l’infini faire des parallèles. Les dire à heure de grande écoute les pare de vérité. Allez, encore un, pour faire plaisir : le Führer était végétarien ! Quand on n’a pas d’arguments, on fait référence à la guerre ou à la Shoah, un grand classique de la rhétorique à la française. Usé d’ailleurs par les contradicteurs d’Allègre qui, plutôt que d’ignorer sa grossièreté et sa mauvaise foi, ont préféré le ranger dans la case infamante des négationnistes.

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Les écolos sont donc des cinglés, des fanatiques, des antihumanistes, des niais pour maître Bruckner. Mais qui ? Cette frange de l’écologie ne concerne plus qu’une minorité d’anciens combattants radotant sur la guerre des consciences gagnée depuis quelques années (merci le Grenelle, soit dit en passant) et qui les prive d’audience.

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Dans quelques années, ils auront débarrassé le plancher. Quelques pulls andins qui grattent dans les salons bios, des penseurs en noir de la grève des ventres, des techniciens terrifiants de la décroissance. Ils font peur à tout le monde, alors personne ne les écoute. Combien de divisions ? Pas beaucoup. Ils sont là, ils emmerdent le monde, certains ont un pouvoir de persuasion chez les médias manichéens, ils donnent une image effrayante de l’écologie, mais ils ne sont pas nombreux. Où Bruckner a-t-il pu les voir ? Pas dans les coopératives, les conseils régionaux et généraux, les mairies, les associations, les entreprises, les fermes (car oui il existe des cadres et des agriculteurs qui pensent « vert ») ! Les générations ont changé, et avec elles, les mentalités. Les écolos-qui-font ne sont pas (plus) des devins millénaristes. Ils proposent, aident, acculturent, contestent, contredisent, corrigent.

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Ils montrent que l’écologie, c’est avant tout de la politique, du social, de l’économie, un projet de société. Ils sont de plus en plus nombreux, de plus en plus écoutés, les politiques ne peuvent plus faire sans eux. L’aviez-vous remarqué, cher philosophe ? Non, parce que la France des régions et des communautés de communes, là où les choses se font, ne sont pas devenues des parcs naturels dont les hommes ont été chassés. La transition écologique est en marche, mais vous ne l’avez pas vue. Parce que vous vous attendez à une écologie calviniste, asexuée, rigoriste et moraliste. Elle existe. Elle nous vient d’Amérique. Mais ce n’est pas l’écologie du commun. Ce n’est pas l’écologie. L’écologie veut juste que nous changions de monde. Est-ce mal ? Sous une forme différente, elle se contente, in fine, de poser la question que tout le monde se pose : pourquoi notre modèle de développement nous a-t-il conduits à la crise actuelle ? Crise financière, économique, crise écologique. Parce que nous avons prétendu que pour vivre mieux, dans un monde meilleur, plus confortable, plus propre, plus riche, il fallait nous garantir des réalités par des couches mêlées d’euphémismes, de techniques, d’externalisations, de tertiarisation financées à crédit, qui nous ont permis de courir à toute vitesse sans autre but que de courir, dans une bulle qui borne notre horizon à l’extrémité de nos doigts. Seuls, chacun dans notre bulle. Le système néolibéral, cette prostituée du capitalisme, nous a fait accepter la terreur de l’individualisme sans lequel il ne peut exister, en nous incitant à revendiquer les libertés nouvelles du « moi » enfin libéré. Je suis seul, mais je suis libre. Ce qui compte, c’est moi. Entre moi et les autres, des contrats, des sociétés de services, des réseaux sociaux. L’individu n’offre plus, ne reçoit plus, ne rend plus, il exige tout en geignant sur cette société-si-difficile. C’est le consommateur, qui, effectivement, peut se sentir effrayé de devoir un jour se serrer la ceinture pour vivre à nouveau dans le réel.

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Les fanatiques ne sont pas ceux que vous désignez, Pascal Bruckner. Ce sont les économistes, les intellectuels, les journalistes qui, depuis 1983, frappent sur l’État à coup de masse pour le démanteler, afin de le moderniser. Des fanatiques ? Allez les chercher au FMI, à la Banque mondiale, à l’OMC, à la Commission européenne, dans les banques d’affaires, les agences de notation, les traders, les rédacteurs de la Constitution européenne. Leur adoration pour la finance érigée en dogme providentiel nous a menés là où nous sommes. La déréalisation du monde a commencé par l’emploi d’euphémismes, elle est devenue inéluctable dès lors que l’économie a quitté les sciences humaines pour devenir une discipline mathématique compréhensible par une minorité d’élus. Ces gens ont prétendu arrêter le temps en décrétant la fin de l’histoire. Le temps nous a rattrapés, et l’histoire n’est pas finie. Elle s’accélère.

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Aujourd’hui que le monde est redevenu fini, nous voyons les conséquences de leur obscurantisme. Le productivisme, qu’il ait été voté au Soviet suprême ou coté en Bourse, a conduit à la crise écologique. Le problème est qu’il ne peut pas s’arrêter de lui-même, car il desserre ses propres freins : notre technologie est de plus en plus efficace et « propre », nous consommons quatre fois moins d’énergie qu’en 1970 pour produire un point de PIB, à volume équivalent un frigo pompe deux fois moins de watts qu’il y a quinze ans, et pourtant nous consommons toujours plus de ressources naturelles et d’énergie parce que nous utilisons plus, nous achetons plus, nous changeons plus souvent de produits parce que c’est ainsi que l’on est un bon consommateur.

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La société, elle, réinvestit tous ces gains formidables de productivité pour augmenter encore la production et améliorer ses ratios. Cet « effet rebond » tue dans l’œuf l’intérêt du progrès technique. Se reposer sur les miracles de la recherche et développement pour résoudre nos problèmes, c’est se mettre le doigt dans l’œil. L’effet rebond empêche par ailleurs toute politique de sobriété d’être un jour efficace. Ce que nous économisons avec nos doubles vitrages, nous le réinvestissons dans la voiture. Ce que l’industrie française a gagné en efficacité, elle l’a perdu par les délocalisations et les importations. « On peut le faire », nous dit le rapport Negawatt 2050, à la façon de Pierre Dac, mais on ne le fera pas dans notre système de valeurs.

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L’écologie c’est justement, a priori, un autre système de valeurs. Dans lequel on pense large (dans l’espace) et loin (dans le temps). Où l’individu existe au sein d’une société coopérative où l’on donne, on reçoit, on rend, où la réciprocité donne le sentiment que les efforts sont justement répartis. Un monde civilisé.

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Le problème est que l’écologie n’ose pas dire plus fort que son objet est de fiche par terre notre système de croyances axé sur le productivisme, qui a comme icônes la voiture individuelle, l’hypermarché, la bougeotte et le crédit. Or, en agitant en permanence la crécerelle du carbone, elle se tire une balle dans le pied en devenant l’allié objectif du système qu’elle veut a priori détruire. Là, Monsieur Bruckner, vous avez un peu raison. L’empreinte carbone est devenue la mesure oppressante de toute chose. Au moment où elle peut combler les trous béants qui menacent l’édifice social, l’écologie est en train de se décrédibiliser à cause de ses carbonifuges à la mode.

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Vous parlez comme si vous vous étiez réveillé d’un sommeil de trente ans. L’écologie n’est plus un refuge d’adorateurs de la Terre-cette-merveille-qui-saura-se-débarrasser-de-son-espèce-parasite. Elle est une force politique banale. Vous ne voyez pas les fanatiques là où ils sont. Et vous êtes passés à côté de votre sujet. Les écolos sont en effet exaspérants parce qu’ils n’ont toujours pas réglé leur problème existentiel avec l’État, accusé de tous les maux, réputé moins fiable que l’Europe, le Monde ou les communautés de communes. Ils sont toujours dans la contradiction de leur amour pour la mondialisation (ouvrir en grand les frontières c’est une philosophie humaniste, les vouloir entrouvertes, c’est du racisme ou, pire, du nationalisme) et leur haine pour celle-ci (ce n’est pas bien, car ça pollue et ça tue les enfants chinois). C’est en cela que, désespérément, ils ne sont pas près de changer le monde.

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Frédéric Denhez vient de publier La Dictature du Carbone, aux éditions Fayard.

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