La transition écologique nécessite une déstructuration – par Michel Sourrouille

Le pouvoir n’est ni dans les assemblées politiques, ni parmi les dirigeants des entreprises, encore moins dans la rue, le pouvoir est celui de l’état de nos infrastructures matérielles à un moment donné.

par Michel Sourrouille

C’est pourquoi « réindustrialiser la France tout en réduisant les émissions de carbone » devient un casse-tête insoluble comme l’indiquait un article récent du Monde. Réindustrialiser, c’est installer des activités polluantes à la place d’autres entreprises polluantes quand on garde le même cadre de référence. « Fin de mois », contre « fin du monde », cette opposition ne peut se résoudre que par la déstructuration de la société thermo-industrielle. Prenons un exemple. La voiture comme consommation de masse n’est que centenaire, à partir de la Ford T en 1908. A l’époque, il n’y avait en France que 1672 voitures, aujourd’hui il y en a 38,2 millions en circulation (au 1er janvier 2020). L’invention de l’automobile a incité à multiplier les voies carrossables, puis à favoriser la circulation des automobiles, autoroutes, voies de contournement et ronds-points, mondialisation du complexe pétrolier, création d’entreprises vouées à l’automobile dans les secteurs secondaires et tertiaires.

C’est ce que Lewis Mumford appelle une technique autoritaire, qui rassemble à une échelle monumentale une nouvelle organisation de masse. Mettre à bas cette infrastructure socio-économique ne peut pas être pensé aujourd’hui, la voiture est devenue indispensable. Alors on garde l’infrastructure routière présente pour rêver à la voiture électrique pour tous et toutes. On évite ainsi les techniques démocratiques au sens de Mumford, une méthode de production à échelle réduite, reposant principalement sur la compétence humaine et l’énergie animale. On s’empresse de qualifier ce genre de propositions de retour à la bougie. On constate une aliénation d’un très grand nombre d’individus, une addiction aux infrastructures : « Nous avons absolument besoin de notre voiture » est à la fois un cri du cœur et une nécessité rendue obligatoire par l’organisation discontinue de l’espace entre domicile, travail et loisirs. Les Gilets Jaunes veulent garder leurs rond-points et l’essence à bas prix. Pourtant, les désastres climatiques sont avant tout provoqués par cette organisation tentaculaire qui repose sur des infrastructures matérielles. Il ne faut pas simplement regarder les flux (trop d’émissions de CO2, trop de consommation d’énergie, trop de mobilité mécanisée, etc.), il faut remettre en question le processus de sur-structuration qui pousse à l’augmentation des flux et donc à la croissance économique.

Les grandes marches pour le climat ne disent rien de comment faire diminuer réellement nos émissions de gaz à effet de serre. Les seules prémices d’une remise en question des infrastructures sont issues du mouvement de contestation des grands travaux inutiles et imposés. L’enterrement de Notre-Dame-des-Landes, c’était un premier pas vers la fermeture de certains aéroports. Nous comptons en France 460 aérodromes et 120 aéroports, la plus grande densité en Europe. L’opposition à la ligne ferroviaire à grande vitesse Lyon-Turin et autres LGV est significative du mot d’ordre « moins vite, moins loin et moins souvent ». Il faut aussi remettre en question le Stade des Lumières, la tour Triangle, les incinérateurs géants, les centrales nucléaires de troisième et de quatrième génération, les projets de méga-centres commerciaux… Nos grands élus, épaulés (et briefés) par les grandes entreprises, se sont comportés comme les pharaons qui ont fait ériger les pyramides. Et beaucoup d’entreprises sont directement concernées par les combustibles fossiles : le secteur énergétique, le système de transports, le mode d’agriculture, l’activité minière, et même la société de consommation et de loisirs. Impulser une vaste politique de grands travaux ne répond en rien à la crise écologique qui conduit aux crises économiques et sociales.

Si le toujours plus d’infrastructures est une fatalité liée à l’interconnexion matérielle croissante des individus, les lois de la thermodynamique s’y appliquent implacablement : une énergie dissipée n’est pas réutilisable. La complexification organisationnelle utilise de l’énergie, beaucoup d’énergie, et les réseaux électriques sont encore plus longs que les réseaux routiers. Il y a 586 000 kilomètres de lignes HTA (20 000 volts) et 654 000 kilomètres de lignes BT (400 ou 230 volts). La longueur du réseau routier français est de 1 091 075 km. La déplétion des ressources fossiles va mettre à bas ces infrastructures, d’autant plus fragiles qu’elles sont démesurées. Notre société technicisée a oublié son fondement ultime, l’infrastructure naturelle et ses ressources, ce que nous rappelle Bertrand de Jouvenel : « Les flux retracés et mesurés par l’économiste doivent être reconnus comme dérivations entées sur les circuits de la Nature. Nous faisons preuve de myopie lorsque  nous négligeons de nous intéresser à l’entretien et à l’amélioration de notre infrastructure fondamentale : la Nature. Le terme d’infrastructure est à présent populaire, il est bon d’avoir conscience que nos opérations dépendent d’une infrastructure de moyens de communication, transport, et distribution d’énergie. Mais cette infrastructure construite de main d’homme est elle-même superstructure relativement à l’infrastructure par nous trouvée, celle des ressources et circuits de la Nature. » *

Le présent article a pour objet de montrer la difficulté d’opérer une transition écologique qui, pour aboutir, nécessite une véritable rupture avec les infrastructures actuelles. Il nous faut déconstruire ce qu’un passé dépassé continue à imposer. Il nous faut revenir à des organisations à l’échelle humaine, rechercher localement l’autonomie alimentaire et énergétique, retrouver les circuits courts et les liens de proximité. Le dévoiturage sera-t-il le prochain mot de ralliement de l’écologie politique ?

* Arcadie, essai sur le mieux vivre, 1968.

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Photo du haut : Lewis Mumford, historien de la technologie, de la science et de l’urbanisme © Wikipedia